Alexandre Bompard dévoile la stratégie digitale à 5 ans de Carrefour (analyse)
2,8 milliards d'euros seront consacrés au digital en 5 ans. Un portail unique Carrefour.fr ouvrira en France cette année. Et le distributeur signe avec Tencent en Chine. Voilà les principales annonces dévoilées par le PDG du groupe après six mois d'attente.
6 mois après son accession à la tête de Carrefour, Alexandre Bompard a présenté ce 23 janvier un plan de transformation baptisé 2022, qui prévoit notamment 2,8 milliards d’euros d’investissements sur cinq ans dans le digital et l’omnicanal, au niveau monde.
Cette enveloppe se décompose en une série d’actions, qui doivent permettre au distributeur « d’atteindre un objectif ambitieux : devenir le leader de l’e-commerce alimentaire en France », précise le PDG. Qui indique viser pour 2022 un chiffre d’affaires e-commerce mondial de 5 milliard d’euros et « une part de marché supérieure à 20% en France ».
Voici le détail des initiatives prévues.
Carrefour.fr deviendra en 2018 la plateforme marchande unique en France
Est annoncé avant la fin de l’année la mise en ligne d’une plateforme marchande unique pour la France, Carrefour.fr. Y sera notamment intégré le cybermarché Ooshop, qui n’a jamais décollé (ses concurrents non plus) et dont la marque va disparaître. La logique ? Créer un « univers omnicanal de référence pour les consommateurs, indique Alexandre Bompard. Le consommateur doit être dans un même univers, qu’il soit en ligne ou en magasin. C’est comme cela qu’il devient plus fidèle à notre marque. » Avec une petite surprise : Rueducommerce ne sera, pour sa part, pas incorporé au portail unique.
Le calendrier de sortie de cette nouvelle plateforme promet déjà très ambitieux. L’actuel portail de Carrefour, très imparfait en n'étant même pas marchand, avait demandé des mois de travail à Publicis, il y a deux ans seulement. Moins d’un an pour regrouper les activités d’e-commerce de Carrefour France sous la même bannière paraît compliqué. Amusant : le retailer confie à nouveau la tâche à Publicis, même si c'est cette fois-ci sa filiale américaine Sapient qui s'y collera. Alexandre Bompard se réjouit de « s’allier avec les meilleurs sur nos sujets clés ». Voici en tous cas identifié un des postes de dépenses digitales pour l’année 2018.
Les sites verticaux conservent leur marque
En dépit de cette plateforme unique, les sites verticaux conserveront chacun leur marque. « Greenweez continuera à exister, sur sa verticale très précise et son offre très précise [le bio, ndlr], explique Alexandre Bompard. Rueducommerce aussi : il ne sera plus le porteur de l’offre non-alimentaire en ligne du groupe, qui sera portée par Carrefour.fr, mais il continuera à jouer son rôle. »
On se demande quand même lequel : Carrefour n'est pas arrivé à enrayer le déclin de Rueducommerce depuis son rachat il y a deux ans. S’il ne sert pas de base à l’e-commerce non-alimentaire du groupe, que va-t-il devenir ? Marie Cheval, directrice digitale de Carrefour, précise à LSA : « Carrefour.fr construira son offre non-alimentaire en propre et Rueducommerce lui apportera sa marketplace. Mais il continuera à vivre en tant que tel et sortira de l’entre-deux où il se trouve aujourd’hui. »
50% des investissements marketing réorientés vers le digital
« Nous allons réorienter massivement nos investissements marketing pour passer de 8% sur le digital aujourd’hui à 50% en 2022 », annonce aussi Alexandre Bompard. En 2016, Carrefour a dépensé au moins 800 millions d’euros en publicité, selon Stratégies. Même en tablant sur une montée en puissance progressive de la part du digital, au bout de cinq ans, le milliard devrait avoir été largement dépassé. Et Carrefour n'y est pour rien mais par ailleurs, ce budget tombera directement dans les poches de Google et Facebook (70 à 80% du marché publicitaire en ligne à eux deux, selon les pays d'Europe). [Mise à jour du 25/01] Contrairement à ce que nous avions écrit le 23/01, ce budget marketing n'est pas compris dans l'enveloppe de 2,8 milliards d'euros consacrée au digital, il s'y ajoute.
Concrètement, en basculant le marketing vers plus de digital, Alexandre Bompard explique vouloir passer d’une communication de masse à une communication ciblée, adaptée à chaque client. Sauf que les bases de données du groupe sont aujourd’hui en silos : les branches (hypers, supers, drive…) ne partagent pas leurs données clients entre elles. « Carrefour a une base de données exceptionnelle en volume, mais pour l’utiliser à plein, nous devons l’harmoniser », précise-t-il donc. Un travail de démantèlement des baronnies qui ne s’annonce pas simple mais que le PDG a manifestement identifié comme indispensable. Il indique également vouloir revoir en profondeur les programmes de fidélité de l’ensemble des canaux, « mettre en place un programme d’abonnement », et placer le mobile au cœur du dispositif via Carrefour Pay, qui regroupera paiement, fidélité et couponing, d’abord en France, puis en Espagne dès juin et enfin dans tous les pays du groupe.
Développement de la livraison H+1 et du click&collect
« Nous allons dès 2018 étendre la livraison en 1 heure à 10 nouvelles villes françaises, soit 15 au total, se réjouit Alexandre Bompard. Et nous proposerons la livraison sur rendez-vous dans 26 villes [soit 15 de plus, ndlr]. Pour cela, nous signons un partenariat très important avec la Poste et sa filiale Stuart ». Les coursiers de la start-up, spécialiste du dernier kilomètre, assurent en effet le trajet entre les magasins Carrefour et le domicile des clients du service Livraison Express.
Pour compléter le dispositif de livraison et de retrait des commandes, Alexandre Bompard indique que dès 2019, 50% des magasins du parc français seront capable de recevoir les commandes en click&collect.
Ouverture de 170 drives
Le constat que dresse le dirigeant du drive est sans appel : il évoque sans ambages « notre échec dans le drive. Carrefour ne s’est lancé que tardivement et n’y a pas investi suffisamment pour offrir la même qualité de service que nos concurrents. Résultat, nous n’avons que 10% de part de marché sur un marché de 5 milliards d’euros. » Le PDG estimant ce service comme « absolument incontournable », il annonce l’ouverture de 170 nouveaux drives en 2018, pour un parc de 400 drives actuellement.
De la prise de part de marché pure et simple, pour tenter bien sûr de rattraper le retard pris sur E.Leclerc. A ceci près que ce format est, de l'avis de tous les retailers, difficilement rentable. Alexandre Bompard ayant préalablement critiqué la voie de la croissance non rentable empruntée avant son arrivée et pris ses décisions pour les hypers à cette aune, il rappelle donc qu'en matière de drive, Carrefour est en train de passer à une organisation de deuxième génération, des usines à bacs où sont préparées en amont les commandes ensuite livrées aux drives : « Nous sommes en train de bâtir des plateformes de préparation de commandes qui permettent d’accroître notre rapidité et notre qualité de service. » Le groupe en mettra une deuxième en service en mars. Or cette industrialisation des process constitue la priori la meilleure voie pour opérer des drives de manière plus rentable.
Partenariat stratégique avec Tencent et Yonghui
Après un partenariat aux achats avec Fnac-Darty et une prise de participation dans Showroomprivé, l’un des plus gros e-commerçants de l'Hexagone, Alexandre Bompard annonce définitivement ouverte l’ère des partenariats pour Carrefour : « Aujourd’hui j’annonce un partenariat stratégique avec Tencent qui va nous permettre de jouer un rôle de premier plan dans l’alimentaire en Chine », en particulier en tirant profit de ses activités de messagerie instantanée WeChat et de paiement mobile WeBank. Tencent et les supermarchés Yonghui entrent même au capital de Carrefour Chine, dont le Français reste « le premier actionnaire » (mais plus majoritaire ?). Dans le viseur : de gros progrès en matière d’e-commerce mais aussi une montée en compétences sur le magasin du futur, en particulier au travers des petits formats de magasin, souligne le dirigeant.
Pourquoi Tencent ? Alibaba venait de signer avec Auchan. Quant à Amazon et Walmart, un deal avec l’un d’eux aurait signifié un bouleversement d’une autre ampleur pour Carrefour. Dans les grands partenaires tech possible, le Français se rabat donc sur un acteur moins spécialiste du retail que les trois autres, qui fera moins d'effet que le deal Auchan-Alibaba ou qu'un deal avec Google. Mais Tencent a au moins le bon goût d’être chinois or l'Empire du Milieu est aujourd'hui le pays de la tech et de la consommation du futur. Miser sur un géant du Web (et du mobile !) local ne peut donc pas être une mauvaise idée.
Abandon de Nolim et de MyDesign
Une rationalisation des projets est lancée. Parmi les 500 projets au niveau groupe qu’Alexandre Bompard décide d’abandonner, figure Nolim, la liseuse et la plateforme de contenus du groupe.
Selon nos informations, Carrefour a aussi pris la décision de fermer les corners de personnalisation MyDesign qu'il a ouverts dans certains de ses hypers.
Une touche de blockchain
En guise de cerise sur le gâteau, le dirigeant ajoute que « l’usage de la blockchain sera généralisé à toutes les filières pour assurer la traçabilité des produits des marques propres de Carrefour ». Une initiative qui ne mange pas de pain et fleure bon la modernité.
Quel bilan ?
Que penser de ces 2,8 milliards d’euros d’investissements dans le digital, soit 560 millions par an ? Alexandre Bompard met en avant « des moyens importants : on multiplie nos investissements digitaux par 6 ! ». A titre de comparaison, E.Leclerc avait dit fin 2014 vouloir investir 1 milliard d’euros dans le digital, même si en pratique la moitié avait été consacrée à la rénovation ("omnicanale") des magasins. Là encore, il n'est pas évident de comprendre à quoi les 2,8 milliards de Carrefour seront réellement affectés, si ce n’est que le distributeur, guidé par l’aréopage de Bain qui s'attardait encore ce matin à la conférence de presse, y a probablement mis tout ce qu’il a pu pour faire grossir le chiffre et influencer les marchés : logistique, IT, front et middle office, marketing...
A l'arrivée, un ensemble bien ficelé, qui dresse un constat sévère mais juste de la situation de Carrefour dans le digital et aborde nombre de ses enjeux. On en retient en particulier le partenariat avec Tencent et Yonghui, "signé cette nuit" et dont la portée reste à préciser mais qui semble tout-à-fait bien vu, ainsi bien sûr que cette grosse enveloppe, même si elle reste à disséquer. Au-delà, pas d'autres annonce majeure, notamment d'acquisition. En la matière on devra se contenter des 17% de Showroomprivé, tombés tout cuits dans l'escarcelle de Carrefour il y a deux semaines grâce aux mésaventures de Conforama, et qui permettent au groupe à la hallebarde de se renforcer habilement dans le non-alimentaire en ligne.
Ce plan, au léger goût de "more of the same", permettra-t-il à Carrefour d'atteindre les objectifs qu'il se fixe dans le digital ? Malgré les six mois d'attente, tout ne se jouait pas non plus ce 23 janvier. De même que le contenu réel de l'enveloppe, attendons donc de voir les "décrets d'application" de ce projet, qui ouvre de nombreuses pistes intéressantes.