Attentats, les professionnels de la conso réagissent
Les sismographes de la consommation ont décroché lors des événements sanglants des 7, 8 et 9 janvier 2015. Forcément. Citoyens et solidaires avant tout, consommateurs comme professionnels étaient "Charlie". L’émotion passée, ou presque, LSA se penche sur les effets et conséquences de ces drames sur la consommation.
C’est tout notre pays qui a été sidéré, ce 7 janvier, par l’attentat contre Charlie Hebdo et par les actes meurtriers qui ont suivi. Comme tous les Français, les professionnels de la consommation ont été en état de choc. Comme tous les citoyens, ils se sont associés au deuil national, et dans la plupart des entreprises ou magasins, comme dans les 11 000 points de vente et centres commerciaux Casino, a été observée une minute de silence.
Il y a aussi eu ces actes symboliques spontanés qu’inspirent les blessures collectives. Des salariés aux hôtesses de caisse, les badges de fortune portant le slogan « Je suis Charlie » ont fleuri. Immédiatement, c’est l’ensemble du secteur qui a réagi, avec tout ce que le mot porte d’émotion…
Mais réagir, c’est également refuser les réflexes de peur et de paralysie sur lesquels repose la logique terroriste. C’est penser et agir pour que cette vie économique et commerçante indispensable aux citoyens, poursuive le plus « normalement » son cours, plus forte que les traumatismes et le terrorisme.
Certains voient dans la mobilisation autour des marches républicaines qui, le dimanche 11 janvier, se sont multipliées à travers le pays un sursaut totalement nouveau de cohésion nationale. Notamment dans la classe des dirigeants politiques. Avec, peut-être, un effet positif, à terme, sur le moral en berne des Français.
LSA a interrogé les professionnels de la consommation sur les impacts économiques, commerciaux, sociaux ou sécuritaires que les événements de janvier avaient induits dans leur quotidien. Et sur ce qu’ils pensaient être la ligne de conduite à tenir pour l’avenir. Nous avons trouvé des professionnels lucides, eux aussi mobilisés, et surtout animés d’une volonté de réagir et aller de l’avant.
Daniel Bicard
« Le but du terroriste est de rendre tout le monde inquiet. Conséquence : les citoyens limitent leurs sorties, au moins dans un premier temps. Donc ils dépensent moins et épargnent plus. Si le processus dure, la demande diminue les prix baissent, l’économie se déprime. Froidement exprimé, on pourrait dire que la logique terroriste est un processus déflationniste. »
Jean-Paul Betbeze, économiste président de Betbeze Conseil
Quand tout un pays est traumatisé, son économie est aussi en état de choc. Comme l’explique l’économiste Jean-Paul Betbeze, président de Betbeze Conseil, le terrorisme… c’est la peur du lendemain. « Ce qui est à proprement parler terrorisant, c’est la répétition, la crainte d’autres attentats. D’autant que le “ terrorisme centralisé ” des attentats du 11 septembre 2001 a fait place à un “ terrorisme décentralisé ” encore plus menaçant. » Les citoyens sortant moins, ils dépensent moins et épargnent plus. Si la peur persiste, la demande peut diminuer, les prix baisser. L’économie se déprimer.
Pacte d’union
Pourtant, Jean-Paul Betbeze ne s’attend pas à de telles évolutions en France. « Nous ne sommes pas dans une série d’attentats répétitifs et non endigués. Les forces de police ont rapidement mis les sous-groupes impliqués hors d’état de poursuivre la surenchère. » Pendant quelque temps, notre système de distribution, notamment en grandes surfaces, pourra pâtir de l’état d’alerte. Mais, encore une fois, cela ne durera pas dès lors que le calme sera revenu.
Et ce qui aidera aussi l’économie française à tenir est l’attitude de ses dirigeants. On a comparé les dramatiques événements de Paris à un « 11 septembre » français. Mais Jean-Paul Betbeze souligne que, en 2001, « les réactions du gouvernement Bush contre “ l’axe du mal ” avaient été politiquement très violentes, avec notamment le vote du Patriot Act ». Rien de comparable en France, aujourd’hui. Qui, au contraire, tend à s’unir face à ceux qui voulaient la diviser dans son pacte laïque. Le plus bel espoir d’une « normalisation » économique est bien cette réaction d’unité du peuple français et de sa classe politique. Pour une fois.
D. B.
« Les attentats de janvier ont un effet similaire aux précédentes attaques terroristes de 1986 ou 1995 sur le comportement des Français. Ils évitent la foule, on assiste à une baisse de la fréquentation de lieux tels que restaurants ou magasins. Cependant, avec la baisse du prix du pétrole et une faible inflation, la consommation redémarrera. Mais pas tout de suite. »
Pascale Hebel, directrice du département consommation au Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie)
Le moral des Français n’était déjà pas au plus haut en 2014. « Effrayés par le chômage, craignant pour leur retraite, frustrés dans leurs envies de réformes, incapables de se projeter, les consommateurs se sentent en situation de blocage. Ils ont le pied sur le frein », résume Jean-Michel Silberstein, délégué général du Conseil national des centres commerciaux (CNCC). « La dernière enquête de l’Insee décrit des ménages inquiets face à l’emploi, mettant à profit les effets de diminution de prix du pétrole pour épargner davantage que consommer », confirme l’économiste Jean-Paul Betbeze, président de Betbeze Conseil. Bien qu’une hausse potentielle de la consommation estimée à 1% ait été annoncée pour 2015. Mais les experts voient dans l’immense mobilisation des Français du dimanche 11 janvier un phénomène majeur qui pourrait changer la donne, qui agirait comme une véritable catharsis nationale.
Esprit de communauté et de solidarité
« Autant par le nombre que par les personnalités qui y participaient partout en France, mais surtout par leur spontanéité, ces manifestations m’ont impressionné, confie Jean-Marc Genis, président de la Fédération de l’habillement. Les gens aspirent à autre chose, ils veulent du changement, en dehors de toutes les étiquettes politiques. ». « Cette cohésion, de la rue à l’Assemblée nationale, de l’opposition à la majorité, donne enfin aux citoyens le sentiment que la France est gouvernée, qu’il y a “ un pilote dans l’avion ” », salue Jean-Michel Silberstein. Pour Jean-Claude Betbeze, « l’encoche faite dans la consommation sera récupérée à mesure que la confiance reviendra. Le rassemblement a redonné un esprit de communauté et de solidarité aux Français, au rebours de leur réputation de division et d’individualisme. Ils se retrouvent plus unis, après le drame. »
Pourrait-on assister, dans un contexte certes bien différent, à un phénomène comparable à la dynamique Blacks-Blancs-Beurs née de la victoire sportive de 1998 ? Ses effets avaient été perceptibles dans le PIB national. Il y a paradoxalement une occasion exceptionnelle à saisir, dans la foulée du discours du Premier ministre Manuel Valls qui a mis debout l’ensemble de l’hémicycle. Une occasion de reconstruire le moral et de remobiliser les Français.
D. B. et Sylvain aubril
« Les rassemblements patriotiques qui ont eu lieu après les événements tragiques de Charlie Hebdo ont été de très grande ampleur et sont en rupture avec le déclinisme social existant. Cet élan peut relancer le dynamisme du pays, mais le soufflé peut également retomber. »
Philippe Moati, vice-président de l’Obsoco
Les vastes mobilisations en l’honneur de Charlie Hebdo ont réveillé chez les Français des sentiments de cohésion et de solidarité, autant que de fierté vis-à-vis des valeurs patriotiques. Dans un contexte de crise économique, ces rassemblements de grande ampleur sont en rupture avec le pessimisme existant, et « cet élan peut avoir un effet immédiat pour relancer le pays, confie Philippe Moati, vice-président de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Mais le soufflé peut également retomber ». Car maintenant, que va-t-il se passer ? La société dans laquelle nous vivons est largement guidée par le paraître, l’hyperconsommation et l’individualisme. « Le lien social se délite et la société se fragmente », ajoute-t-il.
Le désir de consommer est attisé en permanence, mais, avec un pouvoir d’achat en berne, une faible croissance et une hausse continue du chômage, les moyens proposés pour y accéder ne sont pas à portée de main. « Nous vivons dans une société de consommation qui a peut-être atteint ses limites. Le manque de possibilité de pouvoir consommer autant qu’on le souhaite laisse un vide et suscite de la frustration », indique Philippe Moati.
Redonner du sens
Pour combler cette absence et donner du sens à la collectivité dans son ensemble, il n’existe pas de courant de pensées, idéologiques, économiques ou de projets sociaux. « Il est urgent de rebondir. Mais aura-t-on la capacité de le faire ? », questionne Philippe Moati. Dans un climat de peur qui s’accentue, avec les menaces d’attaques terroristes encore très présentes et le plan Vigipirate activé au niveau « alerte attentat », la société peut encore s’individualiser et se renfermer sur elle-même. L’inquiétude des économistes est palpable.
Camille harel
« Notre fréquentation a subi une baisse à deux chiffres. On peut imaginer néanmoins que l’activité va petit à petit reprendre et revenir à la normale dans quelques jours. »
Philippe Houzé, président du groupe Galeries Lafayette
Il y a, en matière de fréquentation, un cas d’école très intéressant, avec une baisse qui s’est faite en deux temps. Rien à signaler, très paradoxalement, le premier jour, mercredi 7 janvier. Comme s’il fallait d’abord intégrer le choc. C’est ensuite, seulement, que la répercussion s’est fait ressentir plus lourdement.
Ce qui est vrai pour les Galeries l’est évidemment partout ailleurs : la première semaine de soldes, du lancement, mercredi 7, à la fin du week-end, le dimanche 11, moins de 70% des Français (69,2% exactement) ont fréquenté les magasins : c’est deux points de moins par rapport à la même période l’année dernière. Et deux points, sur ce genre de grands événements de consommation, c’est un gouffre, qu’on ne s’y trompe pas.
C’est dire, alors, si le recul de 10 points enregistré en Ile-de-France durant le premier week-end est, lui, considérable. « Les Français se sentent davantage citoyens que consommateurs », pointe ainsi Philippe Guilbert, directeur général de Toluna. Philippe Houzé y voit « un très bon signe pour la démocratie et la liberté. » Il a raison, évidemment. Mais la vie va (doit) reprendre son cours. Les soldes aussi, donc, même si cela peut paraître bien dérisoire. Jean-Michel Silberstein, délégué général du Conseil national des centres commerciaux (CNCC), est un tout petit moins optimiste : « Il va y avoir une forme de rattrapage, mais partielle seulement », avance-t-il. Le sondage réalisé par Toluna pour LSA laisse, lui, entendre que, in fine, « 75,5% des Français pensent aller faire les soldes d’ici au 17 février 2015 ». C’est un peu moins bien que d’ordinaire, où la proportion tourne entre 76 et 78%. La météo et la pertinence des remises feront sans doute la différence pour coller, ou non, avec la « norme ».
Jean-Noël caussil
« Les Français déclarent vouloir moins acheter en centres commerciaux et grands magasins (13,2%) et dans les grandes surfaces spécialisées (11,4%). L’impact sur le commerce de proximité (7,4%) et les grandes surfaces alimentaires (7,8%) est, en revanche, plus réduit. »
Philippe Guilbert, directeur général de Toluna
Les enseignes de mode, soldes obligent, sont les premières concernées. « Les ventes s’affichent en recul de 5% partout en France, et c’est encore plus marqué à Paris », réagit ainsi Jean-Marc Genis, président de la Fédération de l’habillement. Pascale Hebel, directrice du département consommation du Crédoc, estime que cette désaffection pourrait se poursuivre en fonction « du maintien du plan Vigipirate renforcé ».
L’alimentaire à l’abri
Centres commerciaux et grands magasins peuvent donc s’attendre à quelques semaines difficiles. D’une manière générale, l’ensemble des commerces parisiens pourra être concerné : « Dans les premiers jours, certains magasins ont même subi des reculs pouvant aller jusqu’à 75% par rapport à l’an dernier », note ainsi Julien Tuillier, de la chambre de commerce et d’industrie Paris Ile-de-France.
Seules les enseignes alimentaires devraient être à l’abri de toute fluctuation importante : rien à signaler de particulier concernant les PGC dans les grandes surfaces, indique-t-on ainsi du côté de Nielsen. Le web, en revanche, pourrait en « bénéficier » (guillemets de rigueur tant il ne s’agit pas, bien sûr, de tirer parti d’un tel drame) : « En réduisant leurs visites en magasins physiques, 13,3% des Français pensent augmenter leurs achats sur internet. En Ile-de-France, les modifications sont encore plus importantes, avec 14,7% qui pensent commander davantage en ligne », indique ainsi Philippe Guilbert, directeur général de Toluna.
J.-N. C.
« Depuis le passage en “ alerte attentats ” du plan Vigipirate, nous avons renforcé la surveillance dans les 160 centres commerciaux en France. Cela passe par la surveillance des entrées, l’inspection visuelle des sacs et l’intensification des procédures vidéo, qui nous permettent de repérer des personnes au comportement bizarre. Par rapport à la dernière vague d’attentats en 1995, la coopération avec les pouvoirs publics est meilleure et beaucoup plus efficace. »
Jean-Michel Silberstein, délégué général du Conseil national des centres commerciaux (CNCC)
Prévenir et réagir à des attaques comme celles perpétrées à paris entre le 7 et le 9 janvier ? « Compliqué », répondent tous les professionnels. S’il est impossible d’anticiper et d’arriver à zéro risque, il est tout à fait possible de se préparer, et même souhaitable. Prévenus par l’alerte déjà rouge du plan Vigipirate, notamment en Ile-de-France, les professionnels étaient donc tous aux aguets. « Avant Noël, nous nous étions préparés à ce que les pouvoirs publics nous demandent ce type de postures », précise Jean-Michel Silberstein, dont les effectifs dans les 160 centres commerciaux français ont doublé depuis fin novembre. Les postures ? Une série de consignes à respecter édictées par plusieurs ministères (Économie, où une cellule ad hoc gère les relations avec les commerçants, Intérieur et Défense).
Tout est question d’équilibre
« Il y a des attitudes à avoir et des process à mettre en œuvre, explique un expert, qui n’a jamais vu, en vingt ans de carrière dans le secteur de la sécurité, un tel niveau de vigilance. Certaines enseignes ont tout de suite renforcé de 30 ou 40% leurs effectifs. » « Nous avons eu des demandes de renforts partout, confirme Elias Nahra, dirigeant de Triomphe Sécurité, une société de sécurité privée qui emploie 1 500 agents et travaille avec les grands magasins, Go Sport et des centres commerciaux. La vigilance change de degré et d’objectif. En temps normal, nous surveillons les gens sur site. Là, nous regardons tous les entrants. » Un agent de sécurité à chaque porte, équipé le plus souvent d’un brassard rouge, qui peut demander l’ouverture, pas la fouille, des sacs. Tout est question d’équilibre. « Il faut trouver un compromis entre fluidité et sécurité, estime le directeur sécurité d’une grande enseigne. Il ne s’agit pas de transformer nos magasins en bunkers, mais de renforcer la vigilance collective. » Dont acte.
Magali Picard