"En cas de conflit avec une enseigne, les industriels n'ont plus d'alternative", Jean-Philippe Girard (Ania)
Après la tribune publiée par l'Ania et ses fédérations adhérentes sur les difficultés que rencontrent les industriels avec les enseignes, notamment en matière de prix, Jean-Philippe Girard s'explique. Le président de l'Ania souhaite rencontrer le Premier ministre. Il estime que le modèle de diversité de l'offre est en péril et qu'en cas de conflit avec une enseigne, les industriels n'ont pas d'alternative pour vendre leur produits... Interview.
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES PUGET
\ 13h50
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES PUGET
LSA : La distribution n'est-elle pas dans son rôle en faisant jouer la concurrence et en faisant baisser les prix ? Il n'y a d'ailleurs rien d'illégal à acheter au prix le plus bas...
Jean-Philippe Girard : Le rôle de la grande distribution est important. En effet, les enseignes doivent proposer la meilleure offre et le meilleur service au meilleur prix aux consommateurs. Le prix constitue donc une variable de sa mission. Le problème aujourd’hui est culturel et organisationnel. Culturel car les enseignes ne pensent désormais qu’au prix le plus bas pour se différencier entre elles au mépris de la vision durable de l’industrie et de l’agriculture. Organisationnel ensuite car les centrales d’achats ont opéré récemment des rapprochements inédits. Quatre géants se partagent plus de 90% des parts de marché. Il n’y a rien d’illégal en soi à vouloir acheter au prix le plus bas. Par contre, la concentration des acteurs de la distribution peut créer de nombreuses situations de dépendance économique et entrainer la multiplication de pratiques qui ne respectent pas la loi, comme l’a rappelé l’avis de l’Autorité de la concurrence. De la recherche au prix le plus bas, il nous semble nécessaire de passer à la recherche du prix le plus juste.
LSA : Quels sont selon vous les points sur lesquels la grande distribution ne respecte pas la loi ?
J.P.G : Je note d’abord que dans son avis rendu le 1er avril 2015, l'Autorité de la concurrence constate les mêmes faits et pratiques que nous dénoncions. Cet avis confirme les risques de limitation de l'offre, de réduction de la qualité, de frein à l’investissement et l’innovation, d'éviction de certains fournisseurs, de dépendance économique. Les abus et les pratiques illégales sont également confirmées comme les déréférencements de nos produits (ainsi que les menaces de déréférencement dès le début des négociations), les exigences d'avantages sans contreparties ("améliorateurs" ou "renforcements de marges"), la confidentialité des échanges (communication du contenu des accords entre acheteurs) ou l’absence réel de plan d’affaires. La loi doit être respectée par tous et les sanctions pour ceux qui l’enfreignent doivent être dissuasives. C’est un prérequis qui paraît évident mais que nous devons rappeler une nouvelle fois.
LSA : Vous vous plaignez des nouvelles centrales d'achat. Mais les distributeurs répliquent que la France n'est pas le pays européen où la concentration est la plus forte. Et que dans certains rayons, les industriels dépassent allègrement les 40 ou 50% de part de marché ?
J.P. G : Nos craintes portent sur la culture de la guerre des prix et l’évolution du contexte commercial liée aux rapprochements des grands acteurs de la distribution. En cas de conflit avec une enseigne, les industriels, quelle que soit leur taille, ne disposent pas d’alternative pour compenser la perte de chiffre d’affaires chez son client qui peut atteindre 20 à 25%. L’inverse n’est jamais le cas. La disproportion du rapport de forces est évidente. De plus, il est nécessaire de rappeler que les consommateurs français n’ont pas la même relation avec l’alimentation que les Allemands ou les Anglais. En France, nous recherchons une grande diversité de produits liée à notre culture alimentaire. Si vous allez dans les supermarchés allemands ou anglais, vous verrez que l’offre de produits est plus restreinte. Cette diversité de produits est le résultat de la diversité des savoir-faire et des métiers des 15 789 entreprises agroalimentaires en France. Le nombre de fournisseurs est donc également plus élevé pour répondre aux demandes du marché de consommation français. Enfin, la culture de la négociation par les acheteurs des différents pays est différente. Le respect du partenaire commercial constitue également une variable importante dans la relation de travail.
LSA : Des distributeurs répliquent aussi que les marges affichées par les industriels sont supérieures aux marges des distributeurs. Ou qu'en Allemagne ou dans d'autres pays, des produits de grands groupes sont moins chers qu'en France...
J.P. G : Oui, j’ai entendu cette argumentation qui ne me semble pas fondée. Les modèles économiques des industriels et des distributeurs sont différents et ne peuvent pas être comparés en regardant la marge. Comme l’a relevé la direction générale du Trésor et de la politique économique, les comparaisons de marges nettes peuvent être biaisées par des différences d’intensité capitalistique. Ainsi, un taux de marge élevé peut simplement refléter une intensité capitalistique plus élevée (impliquant également un coût des capitaux plus important). Pour se livrer à une telle analyse, il est donc nécessaire de comparer ce qui peut l’être. Pour les comparaisons internationales, je reviens au modèle de consommation en France. Au-delà de la démographie et son effet sur les volumes de ventes, chaque marché a sa réalité, un réseau de distribution propre pour des modes de consommation différents. Les consommateurs en France restent attachés à la grande diversité des produits. L’exemple de l’Allemagne est intéressant. L’offre étant plus réduite qu’en France, il y a moins de références produits dans les supermarchés allemands que dans les supermarchés français. Ainsi, les volumes par référence peuvent être plus importants, ce qui pourrait expliquer certains prix plus bas par référence. En Allemagne comme en France, les prix sont fixés par les distributeurs.
LSA : Qu'attendez-vous réellement maintenant ? Une simple prise de conscience collective? Des actions encore plus nombreuses de la DGCCRF ou une nouvelle loi?
J.P. G : Près d’un an après la lettre ouverte que nous avions adressée à Manuel Valls, nous constatons que la guerre des prix s’est renforcée et les mauvais comportements se sont multipliés. Nous dénonçons l’idée que cette guerre des prix puisse améliorer significativement le pouvoir d’achat. En 2014, par ménage, ce sont seulement quelques dizaines de centimes d’euros économisés par semaine. Personne ne peut blâmer les consommateurs de ne pas s’en rendre compte. De l’autre côté de la filière, la guerre des prix menace la capacité des entreprises à investir, à innover, à exporter et donc à recruter. Des recrutements en moins, ce sont des emplois et des salaires en moins. Donc du pouvoir d’achat en moins. Nous souhaitons rencontrer le Premier ministre pour reprendre le bon sens de la logique ! Plutôt que de vouloir dégrader la valeur de ce que nous produisons, redonnons de la valeur à nos métiers et à nos emplois. Nous attendons donc un renforcement des contrôles et des sanctions pour une meilleure application de la loi et la mise en place d’un véritable diagnostic partagé entre les distributeurs et les fournisseurs sous l’égide du ministère de l’Economie prenant en compte l’évolution du contexte commercial et économique. Enfin, nous sommes conscients que nous ne pouvons pas tout demander à la loi. Avec la distribution, nous devons opérer un changement collectif de comportements pour recréer de la valeur pour tous les acteurs de la filière, de l’agriculteur au consommateur.
Propos recueillis par Yves Puget