Les contrats de distribution sous surveillance
J.-N. C.
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J.-N. C.
D'ordinaire, la grande distribution a plutôt tendance à régler ses différends en famille. Pas de chance, l'Autorité de la concurrence, dans son avis du 7 décembre, met un coup de pied dans la fourmilière. L'Autorité juge « préoccupant » le niveau de concentration de certaines zones de chalandise : dans 30 % des cas pour les hypers, 14 % pour les supers, et avec une pointe à 70 % pour la proximité. Paris est montré du doigt, avec Casino qui s'y octroie 60 % des surfaces commerciales, et Carrefour 20 %. « C'est bien de se préoccuper de ces problèmes, réagit le porte-parole de Système U. Nous qui avons quelques ambitions dans cette ville, nous nous rendons compte qu'il est difficile de s'y implanter. » La critique, logique de la part d'un concurrent, a ensuite été relayée par la Mairie de Paris, qui s'est engouffrée dans la brèche en publiant un rapport de l'Atelier parisien d'urbanisme : « Sur 22 % du territoire parisien, les magasins de Casino ne subissent pas la concurrence des autres groupes. »
Lever les obstacles contractuels
Casino, durement attaqué, se refuse à toute réaction officielle. En coulisses, des dirigeants du groupe, néanmoins, se montrent agacés. « On se concentre sur Paris intra-muros, il faudrait aussi se pencher sur d'autres régions, où des situations similaires sont observables. » L'Autorité relève en effet dans près de 9 % des zones de chalandise une situation de « position dominante » - à savoir qu'un opérateur possède plus de 60 % du marché, ou plus de 50 %, mais avec tous les autres concurrents sous la barre des 15 % ou encore, troisième option, plus de 40 % et tous les autres sous les 10 %.
Pour remettre de la concurrence là où elle n'en voit pas assez, l'Autorité préconise de s'attaquer aux contrats « trop longs et trop rigides ». Première recommandation : limiter à cinq ans la durée d'affiliation, et harmoniser les relations pour éviter les enchevêtrements de contrats qui, dans les faits, lient l'affilié à son réseau - contrats d'approvisionnement et d'affiliation de durées différentes, ce qui rend plus complexe la possibilité de sortie. « Considérer que cinq ans est la bonne durée peut être une bonne résolution, mais cela pose le problème du retour sur investissement, analyse Jean-François Tessler, avocat spécialisé en droit de la distribution. Si cet avis doit donner lieu à une réflexion législative, c'est une question à laquelle il faudra veiller. »
Deuxième recommandation : revoir les modalités des « droits d'entrée à paiement différé », qui correspondent à un pourcentage du chiffre d'affaires versé à l'échéance du contrat, en cas de non-reconduction. L'Autorité imagine un système où ces droits seraient versés suivant un échéancier précis, à compter de l'entrée dans le réseau. « Ces droits payables à la sortie peuvent représenter jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires, précise Jean-François Tessler. C'est évidemment dissuasif pour qui voudrait s'en aller. » L'idée de les étaler dans le temps ne ferait que déplacer le problème, et nuirait sans doute à la rentabilité déjà « assez faible » (avec les guillemets qui s'imposent) du secteur.
Quant aux « droits de priorité », pratique qui consiste à donner la priorité à l'enseigne lors d'une vente par l'affilié, l'idée serait de les interdire. Une fausse bonne idée, en réalité. « Cela ressemble à un coup de pouce aux succursalistes, relève Jean-François Tessler. Le risque serait de tuer le commerce associé, car aucun réseau d'indépendants ne pourrait résister aux enseignes se finançant sur les marchés. » En voulant promouvoir la concurrence, l'effet pourrait être exactement contraire, et aboutir à une concentration encore accrue. Mais cet avis a le grand mérite de mettre sur la table les problèmes de la grande distribution. En soit, c'est déjà une grande avancée.
Les dirigeants de l’autorité de la concurrence ont reçu LSA pour expliquer le sens de l’avis rendu public le 7 décembre sur les contrats d’affiliation dans la distribution et émettre des recommandations.
Interview de Bruno Lasserre, président, d’Anne Perrot, vice-présidente, et d’Étienne Pfister, rapporteur général adjoint de l’Autorité de la concurrence
« Il faut limiter les contrats à cinq ans »
LSA - L'Autorité de la concurrence a vu ses pouvoirs renforcés dans le cadre de la LME. Quelles en sont les conséquences ?
Bruno Lasserre - L'Autorité de la concurrence a été créée en mars 2009, et sa mise en place s'inscrit dans le dispositif prévu par la LME pour relancer la croissance et lutter contre la baisse du pouvoir d'achat des ménages. Elle a pris le relais du Conseil de la concurrence et s'est vue confier principalement trois pouvoirs supplémentaires. En premier lieu, l'Autorité est désormais en charge du contrôle des opérations de concentration en France, qui étaient jusqu'alors du ressort du ministre de l'Économie, le Conseil de la concurrence n'ayant qu'un rôle consultatif ponctuel. Aujourd'hui, l'Autorité de la concurrence statue donc sur ces concentrations, soit dans le cadre d'une procédure simplifiée, soit après une analyse approfondie. La LME a prévu un seuil de contrôlabilité abaissé pour le commerce de détail, la notification des fusions ou acquisitions étant désormais obligatoire dès que l'entreprise « cible » atteint 15 millions d'euros de chiffre d'affaires, alors qu'il est de 50 millions d'euros pour les autres secteurs. Ce seuil, qui correspond à un gros supermarché, nous permet de mieux appréhender les conditions de concurrence au niveau local, dans les zones de chalandise.
En deuxième lieu, l'Autorité dispose de ses propres moyens d'enquête, ce qui lui permet de gagner en efficacité dans l'instruction des dossiers contentieux. Enfin, l'Autorité peut se saisir elle-même pour émettre des recommandations et rendre des avis. Elle peut lancer des enquêtes sectorielles d'envergure, et scruter à titre préventif la concurrence dans un secteur pour déceler d'éventuels dysfonctionnements. L'objectif est de fournir une grille d'analyse générale, afin que les acteurs intègrent ces signaux en modifiant leurs comportements. Au-delà, nos recommandations peuvent nourrir la réflexion des pouvoirs publics et les conduire à légiférer, par exemple.
LSA - Dans un avis récent, vous revenez sur le niveau de concentration dans certaines zones de chalandise. Qu'avez-vous observé ?
Étienne Pfister - Deux enquêtes, l'une à l'initiative de l'UFC-Que Choisir, l'autre d'Asterop, ainsi que nos propres analyses dans un avis précédent, avaient déjà conclu à une forte concentration dans les zones de chalandise, mais en ciblant uniquement les hypers. Nous nous sommes donc penchés aussi sur la situation des supermarchés et des magasins de proximité. Le constat auquel nous parvenons est le suivant : 30 % des zones de chalandise des hypermarchés ont un niveau de concentration élevé, 70 % des communes ayant des commerces de proximité sont dans le même cas. En revanche, le problème se pose de façon moins aiguë pour les supermarchés, car ils sont en concurrence à la fois avec des hypers et avec des magasins de maxi-discompte.
LSA - Pourquoi ne pas avoir agi sur la structure du marché dans ces zones ?
Anne Perrot - Nous sommes devant un constat que nous ne pouvons changer : le phénomène de concentration a eu lieu, et on ne peut revenir dessus. De plus, il est très compliqué et très long d'ouvrir de nouvelles surfaces de vente, du fait de l'existence de barrières réglementaires, des multiples recours que les concurrents exercent contre les autorisations d'implantation, et de la rareté du foncier commercial. Or, pour qu'un nouvel acteur puisse entrer efficacement sur le marché, il faut qu'il puisse se développer à grande échelle : son succès va dépendre étroitement de sa capacité à accéder rapidement à une certaine notoriété et à obtenir de bonnes conditions d'approvisionnement. Cela ne peut s'obtenir avec quatre magasins, mais avec quarante !
Nous cherchons donc ce qui pourrait animer la concurrence dans le cadre d'un oligopole déjà construit. D'où notre intérêt pour les contrats d'affiliation et certaines clauses introduites dans les contrats d'achat de foncier commercial, qui relèvent plutôt du comportement des acteurs, et non de cette situation « structurelle ». À cet égard, l'Autorité de la concurrence considère que la seule façon de redynamiser la concurrence dans les zones très concentrées est de favoriser la mobilité des magasins indépendants entre les différentes enseignes, car c'est la seule « porte d'entrée » possible pour un opérateur dans une zone où il n'est pas présent.
LSA - Vous évoquez les contrats entre les enseignes et les magasins franchisés ou affiliés « qui se chevauchent ». Sont-ils des barrières à la concurrence ?
Anne Perrot - Oui, les magasins sont, la plupart du temps, liés à leur tête de réseau par cinq ou six contrats au moins (approvisionnement, bail, enseigne), et ceux-ci n'ont pas tous les mêmes échéances. Quand l'un arrive à échéance, le commerçant se trouve dans l'obligation de le renouveler, car les autres contrats courent encore... Ce chevauchement empêche la mobilité des magasins entre les enseignes. Tout ne vient pas forcément d'une volonté de nuire à la concurrence, et cette situation est parfois la résultante historique de certaines fusions. Le cas contentieux que nous avons examiné suite à la plainte du Sefag contre Carrefour en est un exemple : les chevauchements étaient, en quelque sorte, des scories héritées de la fusion Carrefour-Promodès. À l'issue de la procédure, Carrefour s'est engagé à réaligner les dates d'échéance de tous ses contrats pour l'avenir.
LSA - Faut-il revoir tous les contrats de franchise et d'affiliation ?
Bruno Lasserre - Les situations ne sont pas uniformes, et toutes les enseignes n'imposent pas de durée d'affiliation. Mais, globalement, l'Autorité fait le constat que le modèle est fermé, alors que les groupes devraient au contraire se battre pour attirer les magasins indépendants. Cela permettra aussi d'améliorer la concurrence sur les prix. Les enseignes doivent absolument réduire les durées d'engagement, qui peuvent aujourd'hui atteindre trente ans, ce qui ne semble justifié par aucune raison économique. Une durée maximum de cinq ans peut être admise, pas au-delà. Nous souhaitons aussi que tous les contrats pour un même magasin figurent dans un contrat-cadre unique, car le cumul des contrats et leur enchevêtrement entravent la mobilité des magasins indépendants. Mais il faut laisser le temps aux acteurs du marché de prendre en considération ces avis. Dans un an, nous ferons un nouveau bilan et nous verrons ce qu'il en est...
LSA - En ciblant les magasins indépendants, ne créez-vous pas une inégalité de traitement entre ceux-ci et les intégrés ?
Étienne Pfister - Si un groupe s'appuie sur des magasins indépendants pour assurer son développement, il en tire certains avantages, mais il doit aussi en accepter les contraintes. Parmi ces contraintes figure celle de ne pas trop restreindre la liberté commerciale du magasin indépendant. Dans un secteur caractérisé par des zones de chalandise concentrées et de fortes barrières à l'entrée, et où les indépendants représentent de 60 à 75 % du parc de magasins selon les formats, concevoir des contrats tels qu'ils empêchent de facto ces indépendants de quitter l'enseigne d'origine pose d'importants problèmes de concurrence. Il faut aussi rappeler que les rachats de magasins, notamment par des groupes intégrés, sont soumis au contrôle des concentrations, même si l'opération intervient au niveau local, dès lors que le magasin racheté réalise un chiffre d'affaires supérieur à 15 millions d'euros.
LSA - Vous dénoncez la réglementation, qui nuit au droit d'installation, alors que la LME avait déjà facilité l'agrandissement et la création de magasins...
Bruno Lasserre - Lors du bilan sur les lois Royer et Raffarin, l'Autorité de la concurrence comme le Parlement avaient constaté que cette législation n'avait pas réussi à enrayer le déclin du petit commerce, alors que c'était leur but. Les réglementations n'ont fait qu'empêcher de nouveaux entrants de s'installer, et c'est encore le cas. La LME a été une étape, la proposition de loi sur l'urbanisme - en cours - soutenue par Patrick Ollier, Jean Gaubert et Michel Piron devrait permettre d'en franchir une autre. Il est souhaitable de supprimer les CDAC et de laisser s'exercer le droit commun de l'urbanisme, et nous comprenons que les élus doivent prendre en compte les effets de l'ouverture d'un magasin sur l'aménagement du territoire, la circulation, l'environnement...
LSA - Paris présente un niveau de concentration très élevé. Souhaitez-vous la revente de magasins ?
Anne Perrot - Les données structurelles sont ce qu'elles sont, nous ne pouvons les changer. En revanche, on peut là encore agir sur la mobilité des commerces indépendants, qui y sont très nombreux. Si les contrats sont plus courts, si les nouvelles règles permettent la sortie plus rapide d'une enseigne, on peut imaginer qu'une autre puisse prendre rapidement 20 % du marché. D'autant plus que l'entrée à Paris, pour un nouvel acteur, est difficile, car coûteuse, en raison de la rareté du foncier disponible et des prix de l'immobilier commercial.
LSA - Selon votre avis, en matière de foncier, des clauses permettent de geler un terrain pour éviter qu'un concurrent s'installe. Est-ce courant ?
Anne Perrot - Ces pratiques ont souvent été dénoncées, la réalité est plus complexe. Certains terrains sont gelés, mais souvent en raison de la lenteur à obtenir les autorisations pour s'installer, ou de recours devant la justice. En revanche, l'Autorité de la concurrence est favorable à l'interdiction des clauses de non-concurrence insérées dans les contrats d'achat des surfaces commerciales ou des terrains. Elles ne sont pas systématiques, mais demeurent fréquentes dans les actes fonciers et peuvent aller jusqu'à cinquante ans ! Ces clauses figent le paysage concurrentiel et ne sont pas justifiées.
LSA - Dans les contrats, les clauses que vous dénoncez sont-elles illicites ?
Bruno Lasserre Nous ne sommes pas dans le cadre d'une procédure contentieuse mais d'un avis, la question ne se pose donc pas en ces termes. Après une analyse en profondeur, nous voulons, à ce stade, faire de la pédagogie et adresser des signaux aux entreprises. Nous traçons les lignes jaunes à ne pas dépasser. Nous n'excluons pas que ces clauses soient illicites, mais il appartient à chaque entreprise de prendre ses responsabilités. Cette démarche est plus constructive et plus efficace, car elle donne la possibilité de nous adresser en amont à tous les acteurs du secteur, alors qu'une procédure contentieuse est plus limitée, dans la mesure où elle ne vise qu'un cas d'espèce.
Les points clés de l'avis
La mobilité des magasins est insuffisante.
Les contrats de distribution verrouillent les parts de marché.
Les enseignes doivent réduire leur durée.
Les chiffres
85 %
La part de marché des six premiers groupes dans la distribution alimentaire au premier semestre. Une concentration proche d'une situation oligopolistique, selon l'Autorité de la concurrence.
50 ans
La durée prévue dans un contrat portant sur une clause de non-concurrence, relevée lors de son enquête par le gendarme de la concurrence. Certaines portent sur 30 ans.
8,74 %
La part des zones de chalandise (sur 208 étudiées) qui correspond à la situation où des groupes détiennent une position dominante (plus de 60 % du marché), 3,82 % où il existe une situation de duopole.