Les distributeurs convoitent les médicaments sans ordonnance
Roselyne Bachelot a un don pour souffler le chaud et le froid. Le 15 janvier, elle réaffirme son opposition à la vente de médicaments en grandes surfaces. La ministre de la Santé, insistant sur les contre-indications et autres effets secondaires, clame ainsi que « le médicament n'est pas un produit banal », y compris quand il est vendu sans ordonnance. Elle repousse alors avec force la perspective de le voir vendu « entre une boîte de petits pois et une botte de carottes ». Les distributeurs font grise mine. Après vingt ans de combat pour obtenir la levée du monopole officinal et, donc, le droit de pouvoir les vendre dans leurs parapharmacies, ils se voient opposer une fin de non-recevoir.
Mais, deux jours plus tard, voilà qu'ils retrouvent le sourire. Et ce par la grâce d'une nouvelle déclaration de la ministre. Au cours du deuxième trimestre, annonce-t-elle, 200 premiers médicaments non remboursés seront vendus en libre-service dans les pharmacies, en attendant, à terme, que ce soit le cas pour près de 3 000 autres. Une minirévolution : ces antalgiques, antitussifs, médicaments ORL, produits de sevrage antitabagique ou spécialités utilisées en gastro-entérologie et en ophtalmologie étaient jusqu'à présent cantonnés derrière le comptoir des seuls pharmaciens.
Jérôme Bédier, président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), voit dans cette évolution un point positif. « C'est l'occasion d'ouvrir un débat sur la question des parapharmacies, se réjouit-il. Cela peut être vu comme une première étape avant une libéralisation complète. Ce serait, en tout cas, la suite logique de ce processus. Je pense que ce serait le bon moment. » En effet, Charles Beigbeder, dans son rapport sur le pouvoir d'achat remis à Luc Chatel, secrétaire d'État chargé de la Consommation, le 12 décembre, réclame la levée du monopole officinal sur les médicaments sans ordonnance, dits OTC.
Vingt ans d'attente
Et puis, au vu de l'enjeu représenté par ce marché - près de 4,5 milliards d'euros, selon Nielsen - il y a fort à parier que les enseignes de la grande distribution continuent leur travail de lobbying. Elles veulent leur part du gâteau sur toutes ces pastilles contre la toux, sprays désinfectants ou tests de grossesse qui, aujourd'hui, ne se vendent qu'en pharmacies. À les écouter, il ne s'agit pas de médicaments, mais de produits parapharmaceutiques, au même titre que les laits maternisés ou les préservatifs, dont elles ont obtenu qu'ils sortent de l'escarcelle des officines pour être librement commercialisés dans leurs magasins.
Vingt ans, déjà, que le débat fait rage. Vingt ans de frustration pour les GMS, depuis la brèche ouverte par Leclerc, avec la création, en 1988, de la première parapharmacie à son enseigne. Et voilà que l'espoir renaît. « Plus grand-chose ne bloque la libéralisation, confirme Philippe Lévy, dirigeant de Néo Pharma, cabinet de conseil pour le secteur des pharmacies. L'État pourrait trouver un avantage à briser le monopole de la vente des OTC. Cela permettrait de développer l'automédication et, donc, réduire les coûts pour la Sécurité sociale. » Les dernières vagues de déremboursement de médicaments donnaient déjà le ton. Ce serait aller au bout de la logique. Les distributeurs abondent. Et jouent leur va-tout. Un coup de maître : faire une force de ce qui était une contrainte.
Les officines et les principaux laboratoires pharmaceutiques leur ont imposé la présence de pharmaciens diplômés dans leurs parapharmacies ? Qu'à cela ne tienne. Jérôme Bédier s'étonne : « Des pharmaciens diplômés sont présents dans les parapharmacies des GMS. Leur interdire de vendre des produits de parapharmacie couverts par le monopole des pharmaciens d'officine, c'est du protectionnisme pur et simple. »
« Le loup dans la bergerie »
Lucien Bennatan, président de PHR, groupement de plus de 1 600 pharmaciens réunis pour lutter contre la concurrence, reconnaît humblement : « En insistant sur la présence de pharmaciens en parapharmacies, nous avons fait entrer le loup dans la bergerie. C'est devenu un excellent argument pour les GMS pour pouvoir vendre des OTC. » Et elles ne se gênent pas pour s'engouffrer dans la brèche. « L'obligation de disposer de pharmaciens diplômés leur pose un grave problème de rentabilité, soutient Philippe Lévy. Surtout que, face à la réticence des pharmaciens diplômés à rejoindre les réseaux de parapharmacie, il a fallu sortir le carnet de chèques pour les attirer. Le tout pour, finalement, aboutir à une situation assez délicate : un chef de rayon alimentaire, qui brasse pourtant plus de chiffre d'affaires, se voit moins bien rémunéré qu'un pharmacien de parapharmacie. »
Pour tenter d'obtenir gain de cause, les GMS ne manquent pas d'arguments. À commencer par celui des prix. C'est là-dessus que la grande distribution a construit son succès. Et c'est encore avec cet angle d'attaque qu'elle s'avance au combat aujourd'hui. L'un des principaux bretteurs se nomme Michel-Édouard Leclerc. Les parapharmacies à son enseigne se targuent ainsi de proposer des produits « en moyenne 15 à 20 % moins chers qu'en officines traditionnelles, et 10 % moins chers que dans les enseignes spécialisées parapharmacie de centre-ville ». La FCD, elle, s'appuie sur quantité de rapports à disposition. Dont celui publié en 2005 par le Conseil national de la consommation (CNC). À partir de relevés de prix comparatifs, effectués sur une quinzaine de produits « frontières », c'est-à-dire vendus en pharmacies, parapharmacies et en GMS, le CNC a conclu que ceux vendus en GMS étaient proposés, en moyenne, à des prix de 20 à 30 % inférieurs à ceux pratiqués en pharmacies. « C'est vraiment le moment de débattre de cette question, le pouvoir d'achat étant plus que jamais d'actualité », renchérit Jérôme Bédier.
Autre argument des GMS : les exemples européens. Récemment, en 2006, le Portugal et l'Italie ont ouvert leur marché et mis fin au monopole sur les OTC. Et ce n'est pas un hasard si, dans ces deux pays, les distributeurs français sont bien implantés. « Ce qu'ils n'arrivaient pas à obtenir en France, ils sont allés le chercher dans les pays voisins », relate un observateur du marché. Cette tactique, maligne, crée plusieurs précédents en Europe. « Le monopole français des pharmaciens en officine se trouve en porte-à-faux avec l'évolution du droit communautaire en matière de vente de produits de parapharmacie », clame la FCD. Ainsi placé sous pression, le gouvernement ne pourra sans doute plus ignorer la question bien longtemps.
Reste que les pharmaciens d'officine n'entendent pas se défaire de leurs prérogatives sans se défendre. « Un médicament n'est pas un produit de consommation courante, proteste ainsi le Collectif national des groupements de pharmaciens d'officine (CNGPO). Dose à ne pas dépasser, allergies, incompatibilités... la prise d'un médicament n'est jamais anodine. »
Des réseaux complémentaires
Le raisonnement se tient. Mais, répond la FCD, la santé publique sera préservée, puisque tous les produits vendus le seront « dans le strict respect de la réglementation » avec, notamment, un marquage CE. Charles Beigbeder, lui, n'hésite pas à balayer d'un revers de main l'autre thèse avancée par les pharmaciens : celle du manque à gagner. « Les officines n'ont pas à craindre une chute importante de leur chiffre d'affaires, confirme-t-il dans son rapport. En termes de rentabilité, les spécialités non remboursables contribuent à hauteur de 11 % à la marge brute de l'officine et à 5 % de son chiffre d'affaires, ce qui légitime d'autant que la libéralisation de ce créneau ne constitue pas le coeur de cible des officines. » Et puis, ajoute-t-il, ce serait l'occasion pour ces dernières « d'opérer un recentrage sur les médicaments remboursables », qui représentent plus des trois quarts de leurs ventes.
« Notre métier, reconnaît ainsi Lucien Bennatan, c'est le médicament. Au sein du groupe PHR, nous interdisons par exemple aux pharmacies membres d'avoir plus de la moitié de l'espace consacré à la parapharmacie. » Et pas question, dans tous les cas, de craindre la concurrence. « Nous avons de nombreux atouts à faire valoir, assure-t-il, à commencer par notre savoir-faire et la qualité des conseils prodigués. » Sans parler de l'effet blouse blanche. Cela inspire confiance, de même que la petite croix verte. « La grande force des pharmacies réside dans leur proximité avec la population, confirme Jean-Marc Lévy, qui dirige le Marketing Studio de l'agence Jump France. Chaque jour, quatre millions de personnes franchissent les portes d'une officine. » Au moindre bobo, le premier réflexe est de se tourner ver sa pharmacie de quartier. « Les consommateurs y achètent surtout des produits très impliquants, tels des soins pour bébé ou pour l'hygiène intime, précise Stéphanie Garros-Berthet, directrice de clientèle chez Nielsen. Ils s'y rendent parce qu'ils ont besoin de conseils et ne veulent pas risquer de se tromper. » Ainsi, une certaine complémentarité se dessine entre l'offre des pharmacies et celle que se proposent de référencer les distributeurs avec leurs parapharmacies. Aux GMS les produits accessibles et grand public. Et aux pharmacies ceux davantage ciblés sur le soin.