Les négociations commerciales sous haute surveillance
Surveillance accrue des pouvoirs publics, inquiétudes des industriels face aux concentrations à l’achat, pression maintenue sur les prix… Rien ne sera simple pour conclure les contrats d’affaires pour 2016.
Chaude ambiance lors du Congrès LSA des négociations commerciales, qui ouvre traditionnellement le bal des discussions entre les fournisseurs et les distributeurs. Près de 700 personnes, dirigeants et cadres de la grande conso, étaient présentes ce 7 octobre dans la salle des Folies Bergère, à Paris. Parmi eux, les grands patrons de la distribution – Carrefour, Auchan, Leclerc –, les grands fournisseurs – Coca-Cola, L’Oréal, Orangina Suntory –, les start-up comme Michel et Augustin, et des dizaines d’autres.
Avec, pour la première fois, un ministre de l’Économie, Emmanuel Macron. Mais aussi le président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre, particulièrement facétieux dans le propos mais gendarme de la concurrence jusqu’au bout des ongles. Et Nathalie Homobono, directrice de la DGCCRF, ravie que la jurisprudence soutienne son action de régulation économique. Une puissance publique en force donc, qui n’est pas la dernière à nourrir l’actualité, entre les alliances à l’achat de Casino et Intermarché ou Cora et Carrefour, les fusions d’enseignes d’Auchan avec Système U et de la Fnac avec Darty, ou encore les arrêts spectaculaires de la chambre commerciale de la cour d’appel de Paris, qui a récemment infligé 61,3 M€ de remboursement de l’indu aux fournisseurs de Leclerc, et 16 M€ à ceux de Carrefour.
« La responsabilité de tous les acteurs »
Il faut reconnaître à Emmanuel Macron qu’il connaît son affaire. Rien à voir avec un certain ministre du Commerce qui, il y a quelques années, croyait que le groupe Mulliez-Auchan réalisait 1 Mrd € de chiffre d’affaires quand celui-ci en fait 80, est leader en Chine et pèse un quart de plus qu’Airbus Groupe. « On a peu l’occasion de s’exprimer devant des acteurs de l’économie française qui représentent autant de Françaises et de Français, les 600 000 personnes qui travaillent dans la grande distribution, les 500 000 qui travaillent dans l’industrie alimentaire », a-t-il lancé à la salle… n’oubliant que l’industrie non alimentaire. « C’est impressionnant, on touche au cœur de notre économie. » Applaudissements nourris.
Le ministre n’est pas seulement venu pour flatter l’ego du public. Il est surtout là pour donner le ton et les priorités de son ministère concernant les relations commerciales, qui se dérouleront jusqu’au 28 février 2016. Son message est on ne peut plus clair. « C’est un moment de tensions. Année après année, l’alerte sonne un peu plus fort. La situation n’est facile pour personne, mais je veux des relations commerciales apaisées ; c’est la responsabilité de tous les acteurs impliqués, de ceux qui ont le pouvoir de négociation, la distribution, et les pouvoirs publics, pour les encadrer. » Le ministre considère que la déflation des produits de grande consommation n’atteint pas sa cible, les consommateurs ne la percevant pas. « On voit bien les limites d’une guerre sans fin qui irait vers le prix le plus bas possible. » Emmanuel Macron a en ligne de mire les prix d’achat, qui doivent être suffisamment rémunérateurs pour l’amont. Il évoque les crises agricoles de l’été, l’embargo russe qui a fait chuter les prix du porc, la contraction de l’économie chinoise, les cours mondiaux du lait percutés « par de très grands acteurs de Nouvelle-Zélande et des Pays-Bas », à savoir les coopératives Fonterra et Friedsland Campina. Il le sait, et les négociations commerciales doivent en tenir compte. « Pour ces filières, les négociations seront absolument déterminantes. » Il vante, enfin, l’action de la DGCCRF, assure qu’en cas d’abus des distributeurs il n’hésiterait pas à les assigner et qu’il « restera très vigilant sur les risques d’entente » des alliances.
Les enseignes dans la ligne de mire
Puis vient le tour du président de l’Autorité de la concurrence de s’exprimer, lui aussi pour la première fois, lors de ce congrès. Très direct avec le public, un rien facétieux, Bruno Lasserre brûle les planches, évoquant les alliances à l’achat des enseignes ou les ententes dans l’hygiène, l’entretien et les yaourts, qui ont valu 1 Mrd € d’amendes aux industriels. « Ne le faites pas, ne le refaites plus, c’est inefficace et, surtout, vous serez trahis par vos concurrents. » Il vante le « programme de clémence », qui consiste à dénoncer les ententes, pour échapper à l’amende : « N’hésitez pas, c’est un programme attractif… »
Bruno Lasserre enchaîne sur les alliances à l’achat. « Nous suivons leur évolution de très près, nous avons reçu leurs dirigeants, ils se sont engagés à suivre nos recommandations, nous vérifierons. »
Le président de l’Autorité de la concurrence poursuit, en évoquant, pour la première fois, le cadre juridique du rapprochement d’Auchan et de Système U, qui sera traité comme une fusion classique, « puisqu’il s’agit d’une fusion de fait, même si elle ne l’est pas de droit ». Nathalie Homobono, directrice de DGCCRF, rappelle de son côté les arrêts et jugements concernant les pratiques restrictives de concurrence – pratiquement tous rendus dans la lignée de ce que souhaite le ministre de l’Économie et de l’Industrie –, et les remboursements aux fournisseurs qui en découlaient. Les enseignes sont bien sous haute surveillance.
Évidemment, côté enseignes, on a maugréé. Vincent Mignot, directeur d’Auchan France, et Patrick Bonnes, directeur des achats d’Eurauchan, étaient visiblement déçus que l’alliance à l’achat avec Système U soit entravée par les contraintes et lenteurs de l’Autorité de la concurrence. « Sauf pour le point d’indice, nous allons continuer à négocier séparément. » Mais Eurauchan, qui achète pour 22 Mrds € de produits, continuera à prendre de l’ampleur, avec l’arrivée de Metro. Vincent Mignot en a profité pour vanter la qualité de la stratégie d’Auchan, le renforcement de la marque, la stratégie omnicanale maîtrisée, sans précipitation inutile. Insistant sur sa volonté qu’avant toute négo les acheteurs goûtent les produits.
Peu sensible à l’aspect juridique, puisque peu concerné par les alliances, le numéro 2 de Carrefour, Jérôme Bédier, a lui aussi mis en avant son réseau, qui serait le plus omnicanal au monde. Affirmant qu’il ne craint pas Amazon, il prévient toutefois les fournisseurs. S’ils se laissent trop séduire, « la vieille compagne des industriels » aura des choses à dire. Au passage, Jérôme Bédier, égratigne Dominique Amirault, le président de la Feef. Celui ayant oublié, dans ses propos flattant les concurrents de Carrefour, de citer ce dernier, pourtant présent « dès la naissance » de la fédération. Et le DG adjoint de Carrefour de conclure en dénonçant les campagnes de publicité sur les prix de « certains » qui seraient à l’origine de tous les maux… « Ce n’est pas notre stratégie. »
« Schizophrénie politique »
La réaction la plus forte au discours d’Emmanuel Macron fut celle de Michel-Édouard Leclerc. Déclarant qu’il fera tout pour que les négociations se déroulent bien, il s’avoue pourtant dépité par tant d’ingratitude après la crise agricole gérée avec Stéphane Le Foll et le gouvernement. « Je suis désemparé par la schizophrénie politique. Nous avons été contraints de nous entendre sur les prix du porc, et on vient nous dire qu’on nous tient au bout du fusil. » Effectivement, Leclerc et Intermarché n’ont pas ménagé leur peine. En attendant, après les propos musclés d’Emmanuel Macron, la priorité sera la « protection des hommes et du réseau de magasins », indique Michel-Édouard Leclerc, peu désireux d’essuyer une nouvelle rafale de procès. Pour autant, difficile de savoir ce qui sortira vraiment de ces négos 2016 placées sous très haute surveillance.
Ce qu’il faut retenir du Congrès LSA des Négociations commerciales
- Emmanuel Macron souhaite des relations commerciales apaisées et entend mobiliser son administration pour le vérifier.
- L’Autorité de la concurrence va suivre de très près les pratiques résultant des alliances à l’achat pour vérifier qu’il n’y a pas d’entente.
- La jurisprudence est défavorable aux enseignes dont deux ont dû procéder au remboursement de l’indu aux fournisseurs au global de 77 M€.
- Les accords se multiplient, avec la Feef et maintenant Coop de France, pour faciliter les négociations.
- Malgré une inflexion, la baisse des prix reste forte : - 4,5% pour les plus grandes marques en septembre.