Les rumeurs, un risque à prendre au sérieux
D'un seul coup, Nutella devient suspect. Pour répondre à l'évolution des textes européens sur l'étiquetage nutritionnel, la pâte à tartiner la plus célèbre du monde va devoir arborer le message « Attention danger, favorise l'obésité ». Ni une ni deux, cette « révélation », sortie de nulle part en juin, déclenche rapidement une avalanche de réactions : levée de boucliers d'hommes politiques italiens pour défendre cet emblème national, floraison de groupes de soutien au Nutella sur Facebook, reprise de l'information sur un nombre incroyable de blogs et sites internet. Seul hic, cette « révélation » n'est qu'une rumeur infondée, basée sur une extrapolation très approximative des propositions européennes. Fait rarissime, le Parlement européen s'est exprimé de manière officielle pour démentir cette possibilité d'étiquetage ! De même, Ferrero a pris la parole dès le début de cette rumeur pour lui tordre le coup. Grâce à ces promptes réactions, elle s'est rapidement éteinte, mais il faudra du recul pour en mesurer l'impact.
« Un terrain propice »
Anodine ou dévastatrice, la rumeur est un phénomène récurrent dans la grande consommation, et Nutella n'est pas la première marque à avoir maille à partir avec elle. « Il s'agit d'une information anonyme qui circule, dont on ne connaît pas la source, et dont le statut est invérifié, éclaire Jean-Noël Kapferer, spécialiste du sujet (lire entretien ci-dessous). Les rumeurs naissent soit de façon accidentelle, par exemple par mésinterprétation d'un message, soit par volonté délibérée d'en lancer. La vraie question n'est pas comment elles naissent, mais pourquoi elles circulent. Toutes les allumettes jetées n'embrasent pas pour autant la forêt : il faut un terrain propice. »
L'alimentaire, premier secteur touché
Les rumeurs doivent ainsi toucher une cible large, et les produits de consommation courante comme l'alimentation ont le profil idéal. Pas étonnant que le Coca-Cola ou les produits laitiers soient souvent touchés. Mais les nouvelles technologies (portables, ampoules à économies d'énergie...) ne sont pas épargnées, en raison de leur complexité technique.
Si l'impact sur les ventes est difficilement quantifiable, les dommages en termes d'image peuvent être importants. À charge pour les professionnels de prendre le sujet au sérieux. « Mesurer l'ampleur du message est essentiel. Lorsqu'il se répand, il faut d'abord rassurer le coeur de fidèles, qui font spontanément confiance à la marque, ensuite ceux qui n'ont pas d'avis. Ce sont deux cibles à travailler au corps, avec des contre-arguments. Ceux qui sont contre vous ne sont pas forcément les plus importants à traiter. Même s'il faut dialoguer », note Arnaud Dupui-Castérès, président du cabinet Vae Solis, spécialiste en gestion de crise et stratégie d'information.
Les rumeurs antilait sont un exemple typique, avec un regain d'audience perceptible depuis plusieurs années. Selon certains auteurs, la consommation de produits laitiers serait loin d'être bénéfique. « Au contraire, au niveau auxquels ils sont officiellement conseillés [...], les laitages peuvent favoriser maladies cardiovasculaires, diabète, cancer de la prostate », professe Thierry Souccar, auteur de « Lait, Mensonges et Propagande ». Ce type de discours préoccupe les spécialistes des produits laitiers : 13 % des consommateurs ont déjà entendu ces informations en 2009, contre 9 % entre 2003 et 2006. « Un tiers de ceux qui entendent ce discours n'y croient pas, un tiers s'interrogent, et un tiers déclarent qu'ils vont modifier ou arrêter leur consommation de lait liquide. Mais cela ne touche pas les autres catégories de produits laitiers », évalue Laurent Damiens, directeur de la communication du Cniel (l'interprofession laitière).
Des réponses ad hoc sur internet
Cette dernière a récemment mis au point un fascicule de communication interne pour démonter, point par point, ces messages, éléments scientifiques à l'appui. Un plan d'action prévoit aussi de communiquer en direction des médecins généralistes, des pédiatres et des nutritionnistes, véritables prescripteurs. « Dans les années 30 et 40, il y a eu un début de discours antilait, qui correspond à un mouvement anti-industrialisation, qui continue aujourd'hui. C'est une opposition au progrès classique », note Laurent Damiens.
Si l'origine exacte est souvent difficile à tracer, les motivations sont simples. « Il peut s'agir de déstabilisation économique de la part de la concurrence. Il y a l'illuminé qui a décidé d'un combat contre une entreprise, souvent une multinationale », indique Arnaud Dupui-Castérès. Sans oublier la conviction profonde, et la théorie du complot. « La rumeur se propage toujours par des personnes de bonne foi qui rapportent des choses entendues. » Une histoire a fleuri il y a quelques années, selon laquelle le Coca-Cola contiendrait de l'alcool. La réponse formatée de l'entreprise (« Nos boissons sont reconnues comme non alcoolisées par les autorités gouvernementales de chaque pays ») a laissé place au doute. Sur les forums internet, les appels au boycott apparaissent, la rumeur enfle, y compris sur Al-Kanz.org, portail de consommateurs musulmans très consulté. Résultat, pour y mettre bon ordre, Coca-Cola contactera l'organisme certificateur de la mosquée de Paris, qui conclura, analyse à l'appui, à l'absence totale d'alcool dans la boisson.
La multinationale n'a pas ménagé sa peine pour éteindre ces braises. Elle est habituée à être une cible, ce qui a motivé, sur son site internet, la création d'une page spécifique qui démonte les rumeurs les unes après les autres. Ce type de prise de parole sur le Net est de plus en plus fréquent. Candia dispose aussi d'une rubrique « Vrai-Faux » qui revient sur les propos touchant le lait. Idem pour la Commission européenne, qui s'attache à démentir une avalanche d'histoires fantaisistes surfant sur le rejet des « eurocrates » et « des textes venus de Bruxelles ». En 2003, l'une d'elles, reprise dans les colonnes du pourtant renommé journal britannique The Times, indiquait que les fermiers allaient devoir fournir des jouets à leurs porcs, sur décision de l'exécutif européen...
Les rumeurs peuvent précipiter la chute d'une entreprise, d'un produit, ou l'émergence d'un substitut. La stevia, édulcorant d'origine naturel, profite ainsi de la mauvaise image traînée par l'aspartame, édulcorant de synthèse que la rumeur accuse d'être cancérigène, bien que les éléments scientifiques fassent débat. Mais le mal (économique) est fait. « Il faut établir le problème de l'émetteur du message, de la rumeur. Surtout, la légitimité d'acteurs nouveaux se pose, comme avec les associations. Vis-à-vis du grand public, elles ont un statut aussi crédible que celui des experts, alors qu'il est possible qu'elles n'aient aucune compétence en la matière », insiste Arnaud Dupui-Castérès.
Une circulation toujours plus rapide...
L'immédiateté d'internet et le relais via les forums et chaînes de mails permet à ces ouï-dire de se répandre comme une traînée de poudre. « Aujourd'hui, il faut repérer les rumeurs plus vite. La plus grosse erreur est de les laisser passer, en espérant qu'elle ne vous toucheront pas », ajoute le dirigeant de Vae Solis. De la prise de parole officielle aux sites ad hoc pour contrer les fausses informations, les réponses sont multiples.
L'élément le plus imprévisible reste la défiance grandissante des consommateurs vis-à-vis des autorités et des entreprises. « Le problème avec les antilaits est que leurs arguments ne sont pas de l'ordre du rationnel. C'est plutôt de la foi... », observe un fabricant de produits laitiers. « Face à l'émotion, il est difficile d'opposer des arguments raisonnables », ajoute Arnaud Dupui-Castérès. La multiplication des intervenants mais aussi une certaine perte d'autorité des instances officielles offrent un terreau fertile.
Mais toutes les rumeurs ne sont pas forcément mauvaises pour les affaires. Pendant longtemps, beaucoup de consommateurs de Red Bull on cru que son ingrédient phare, la taurine, était issu du taureau. La réalité est plus terre à terre : au risque de décevoir, ce composant est obtenu par synthèse. Cette légende entretenue (sciemment ?) a, sans aucun doute, participé à l'image sulfureuse de cette boisson énergisante. Mais d'autres marques savent aussi profiter des ragots, sans même prendre la peine de les commenter ou des les infirmer. Ainsi, à chaque rumeur sur la sortie d'un nouvel iPhone ou iPod, Apple se frotte les mains, en profitant d'une énorme publicité... gratuite.