Pourquoi L'Oréal rachète The Bo dy Shop
CAROLINE JIROU-NAJOU AVEC CHRISTINE RISTE
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CAROLINE JIROU-NAJOU AVEC CHRISTINE RISTE
L'annonce tombe à point pour l'emblématique PDG de L'Oréal qui n'aurait pas mieux fait s'il avait voulu achever sa présidence sur un coup d'éclat. Nul doute que Sir Lindsay Owen Jones a savamment calculé son affaire pour transmettre avec panache le flambeau à son successeur Jean-Paul Agon d'ici à quelques jours. Après vingt et une années de croissance à deux chiffres de son bénéfice, cette pointe d'orgueil est permise au dirigeant gallois.
Exercice de haute voltige
Si cette OPA de 940 millions d'euros n'a pas vraiment pris de court les marchés financiers, elle suscite cependant quelques interrogations quant à la logique de ce mariage a priori contre nature. Unir le militant du commerce équitable et des produits d'origine naturelle au pape des concepts supramarketés et starisés semble plus qu'un défi : un exercice de haute voltige. « Bien sûr, les origines de nos sociétés sont très différentes. Mais ce n'est pas si incroyable pour nous de comprendre ce que sont les valeurs d'une marque de cosmétiques. Je pense que l'on nous reconnaît le talent de savoir faire des produits, ironise Lindsay Owen Jones. Il y a des synergies de croissance. D'un côté, nous mettons à la disposition de The Body Shop notre capacité d'innovation et de recherche ; de l'autre, nous bénéficierons de son expertise en matière de gestion des magasins. » Une expérience qui n'est pas totalement étrangère à L'Oréal, mais à petite échelle, puisqu'il gère déjà près d'une centaine de points de vente, notamment avec les marques Kielh's et les instituts Lancôme.
Et l'emblématique PDG stoppe d'emblée les observateurs qui s'étonnent du choix d'un réseau: « Ce sont des magasins qui distribuent des cosmétiques conçus et fabriqués par The Body Shop ; nous entrons donc dans le monde d'une marque, pas celui d'un distributeur. The Body Shop s'ajoute aux dix-huit autres marques de notre groupe », martèle-t-il. « Notre intention n'est pas de devenir un concurrent des retailers. Les boutiques The Body Shop font simplement partie du mix de la marque », renchérit Jean-Paul Agon, futur directeur général de L'Oréal.
Le marché, en tout cas, applaudit ! « C'est une offre d'achat positive, L'Oréal rompt le tabou du core-business en faisant ce pas vers la distribution. Il répond à une forte attente du marché financier sachant qu'un milliard d'euros, ce n'est pas très cher payé et c'est assez neutre pour un groupe de cette taille », remarque un analyste financier. Certes, le prix de cette transaction ne pèse pas lourd comparé aux 14,45 milliards d'euros de revenus du groupe, mais c'est un signe de bonne volonté. Car le numéro un mondial n'a jamais été féru de greffes chirurgicales, favorisant toujours sa croissance interne en la soutenant par d'impressionnantes sommes investies dans la recherche - 500 millions d'euros en 2005 -, assorties d'un marketing tout terrain. Cette extraordinaire machine à produire de la croissance s'en est toujours bien portée. L'américaine Maybelline est la seule des marques que le groupe a rachetées qui passe la barre du milliard d'euros. Sa reprise - qui date de 1996, une paye! - figure parmi les dernières grosses « emplettes ». Acquise pour moins de 400 millions d'euros, elle a fusionné avec Gemey et est devenue leader mondial du maquillage.
Incontestablement, ce rachat est une aubaine pour The Body Shop, une enseigne fortement implantée en Grande-Bretagne mais qui garde un important potentiel de croissance dans le reste de l'Europe, notamment dans les pays de l'Est mais aussi en Amérique du Nord et en Amérique latine. « L'Oréal a dû profiter du Noël difficile de The Body Shop et de la baisse de l'action pour faire une offre difficile à refuser, plaisante Emmanuel Osti, directeur général de L'Occitane. C'est très stimulant pour nous de nous dire qu'en petit David nous allons pouvoir nous mesurer à un tel Goliath. » Plus sérieusement, « L'Oréal s'était déjà intéressée à The Body Shop il y a une quinzaine d'années. À l'époque pour son concept contestataire, analyse Jean-Marc Alfandari, fondateur du cabinet de consulting Beauty & Business. Aujourd'hui, outre le concept, la motivation vient du réseau de distribution. Les rapports de force entre industriels et distributeurs ont changé. Les premiers recherchant des alternatives de distribution. »
Respect des valeurs et de l'identité de la marque
Reste que, condition sine qua non, L'Oréal s'est engagée à respecter totalement les valeurs de la marque-enseigne qui demeurera une entité indépendante. « The Body Shop est une entreprise ultra-innovante avec une culture très différente, indique un ancien cadre. Pour elle, la majeure partie du prix de vente au consommateur doit se retrouver dans la formule, contrairement à la firme de Clichy, dont la priorité est le packaging et la communication. » Pas question en tout cas pour le groupe français de fondre The Body Shop à sa filiale anglaise. La stratégie commerciale et le management seront conservés tels quels. La fondatrice, Anita Roddick, deviendra également consultante pour le groupe. Pas question non plus que The Body Shop vende dans ses magasins autre chose que sa propre marque. Pour le moment, la marque continuera à sous-traiter la quasi-totalité de la fabrication et de la conception de ses produits.
« Ce rachat vient valider un modèle actuellement très performant défendu par Ikea, H&M, ou Picard: celui d'une enseigne qui pilote sa marque. Dans le cas inverse d'une marque qui développe son réseau de distribution, les modèles de réussite sont beaucoup plus difficiles à trouver », constate Cédric Ducrocq, fondateur du cabinet Dia-Mart. Et pourtant... L'Oréal a plutôt bien réussi dans ce domaine avec Kiehl's, « la plus petite mais la plus rentable de toutes nos marques », n'oublie jamais de rappeler Lindsay Owen Jones. Il fallait vraiment du nez pour imaginer en 2000 que cette marque et son unique magasin new-yorkais avaient un potentiel mondial. Antithèse du marketing l'oréalien, Kiehl's n'avait pas grand-chose pour satisfaire aux exigences du leader français. Ni ses conditionnements à la limite de l'ascétisme, ni ses recettes d'apothicaire à base de plantes, ni la rareté des nouveautés ne semblaient propres à séduire la grosse machine L'Oréal. Et pourtant, Kiehl's c'est aujourd'hui un taux de croissance qui frise les 40 %, avec 34 magasins dont un tiers - les plus rentables - sont gérés en propre, les autres en franchise.
Bien sûr, l'échelle de valeur n'est pas la même entre le new-yorkais Kiehl's et le britannique The Body Shop, mais il y a bien eu galop d'essai. « Sur un plan opérationnel, cela sera compliqué », tempère toutefois le dirigeant d'un fonds d'investissement, un moment sur l'affaire. D'une part, The Body Shop compte encore beaucoup de franchisés (1 263 sur 2 085, NDLR) et la franchise n'est pas facile à gérer. D'autre part, les produits The Body Shop ne pourront pas être vendus ailleurs que dans le réseau car il n'est pas question de faire concurrence aux franchisés.» Ce qui ôte un levier de croissance intéressant à L'Oréal. Mais Lindsay Owen Jones, l'acheteur, aura alors laissé la conduite des affaires à Jean-Paul Agon, son successeur dès avril.