Quand deux experts affirment que "Mieux manger doit être accessible"
L’un est expert du retail (Frank Rosenthal), l’autre de l’innovation (Xavier Terlet). LSA a décidé de réunir ces deux grands observateurs de la consommation dans le monde pour échanger leur regard sur la tendance du «sain et naturel». Résultat: beaucoup de choses ont été faites et… beaucoup restent à faire. État des lieux en six points.
1/Une définition très vaste
LSA - Le concept « sain et naturel » est à la mode. Mais quelle est votre définition de cette tendance ?
Xavier Terlet - Je préfère partir du consommateur plutôt que du produit. L’important restant le bénéfice attendu. Au-delà de l’aspect vital, l’alimentation est une source de plaisir. Le consommateur a des exigences. Il sait que manger lui apporte certes du plaisir mais que cela a aussi des conséquences sur sa santé. Pour lui, le « sain et naturel » est une globalité entre le sécuritaire et le fonctionnel. Dans le sécuritaire, je mets la naturalité car, dans l’esprit du consommateur, ce qui est naturel est sécurisant. J’y mets aussi le végétal car il est perçu à la fois comme sécuritaire et comme fonctionnel avec des fibres, des vitamines et bien d’autres choses. Dans le fonctionnel, il y a à la fois la santé, le bien-être, l’énergie voire la cosmétique, cette alimentation qui donne bonne mine…
Frank Rosenthal - Si vous revenez dix ou quinze ans en arrière, vous constaterez qu’il n’y avait quasiment pas de lien entre l’alimentation et la santé. Cette notion est apparue plus ou moins rapidement et, maintenant, nous parlons même d’une évidence. La première raison de la fréquentation d’une enseigne bio est de chercher à préserver sa santé, de faire en sorte de travailler son capital santé. C’est tellement une évidence que c’est devenu sociétal. Dans cette orientation du « sain et naturel », il n’existe plus aucun territoire réservé. Si je voulais une alimentation saine, il fallait aller autrefois chez un spécialiste de la diététique ou du bio. Cette approche était quelque peu ghettoïsée. Maintenant, on parle d’une préoccupation de masse, et donc d’un marché de masse. Comme les consommateurs font consciemment ou inconsciemment le lien entre l’alimentation et la santé, les distributeurs se doivent de répondre à cette préoccupation et même de la devancer. Ils se doivent de dire « voilà ce que nous faisons pour préserver votre santé ». En France, tous les distributeurs s’y mettent. On peut ainsi citer Carrefour avec sa transition alimentaire, ou Système U avec la suppression des substances controversées dans ses MDD. Autrement dit, tout ce qui peut être nocif, on le retire.
X. T. - Oui, il s’agit une préoccupation de masse avec parfois une réponse rapide des distributeurs et des industriels, et même parfois une réponse trop rapide. Souvenons-nous des années 2000 et des alicaments ou quelques industriels se sont lourdement trompés de métier. Avec les alicaments, ils ont vendu des produits qui n’étaient que fonctionnels. Quand Danone a lancé Essensis, le yaourt « qui nourrit la peau de l’intérieur », ils ont oublié de dire que ce yaourt était bon. Quand une femme veut « se nourrir la peau de l’intérieur », elle va chez Sephora et non chez Carrefour acheter un yaourt. On a parlé avec un mauvais langage. Quand on disait « mon produit est riche en acides gras poly-insaturés », c’est incompréhensible pour le consommateur. Il est important de parler un langage que le consommateur comprend et non pas chercher à le convaincre par un discours médical qu’il ne saisit pas et ne recherche pas. Ce discours de laboratoires pharmaceutiques a entraîné de nombreux échecs notoires dans l’agroalimentaire. Comme Nesfluid de Nestlé ou Knorr Vie d’Unilever, les exemples sont nombreux. Pour répondre à un courant de société, des industriels ont voulu aller trop vite et trop loin, et ils sont rentrés plus ou moins violemment dans le mur. Nous observons le même phénomène aujourd’hui avec l’écologie. Des industriels vendent de l’écologie avant de vendre du plaisir. N’oublions pas que le consommateur cherche avant tout du plaisir et que les garanties écologiques viennent le renforcer. Mais l’écologie n’est pas sa première motivation d’achat.
Cette tendance est-elle venue brutalement. Comme on dit aujourd’hui, y a-t-il eu un jour d’avant et un jour d’après ?
X. T. - Le moment clé, probablement le déclencheur ou l’accélérateur d’une tendance latente, a été le triste épisode de la vache folle. Puis sont arrivées la grippe aviaire, l’escroquerie de la viande de cheval et bien d’autres crises, une accumulation de scandale comme plus récemment l’affaire Lactalis. Ajoutons à cela la propension de la presse à amplifier ce bruit et cette peur. Il est très facile d’inquiéter le consommateur en lui disant, lors d’une émission de télévision, qu’il peut s’empoisonner en mangeant.
F. R. - Alors que nous avons en France un niveau de sécurité alimentaire phénoménal ! Les Français ne prennent pas de risques en fréquentant les supermarchés mais en se servant des repas non équilibrés en raison d’un problème de pouvoir d’achat ou à cause d’une mauvaise éducation alimentaire. Gare aux amalgames et aux raccourcis un peu trop rapides !
2/Un manque d’information et de connaissance
Les Français ont-ils une bonne connaissance de ce qu’ils mangent ?
X. T. - J’observe une méconnaissance réelle de la part des consommateurs des rudiments alimentaires. Une étude Kantar indiquait, il y a quelque temps, qu’un consommateur sur deux n’était pas en capacité d’associer glucides et sucres ou lipides et graisses. Plus de deux consommateurs sur trois ne savent pas ce que sont les oméga 3. Et ne parlons même pas des ingrédients ! Et dans une telle situation, comment imaginer qu’ils comprennent les informations nutritionnelles ? Faites un sondage autour de vous et demandez ce qu’est une margarine aux acides gras poly-insaturés. Vous susciterez plus d’étonnement que de bonnes réponses. L’enjeu de l’éducation du consommateur est pourtant fort. Cette méconnaissance de la chose alimentaire pose problème. Pour une meilleure santé, la solution n’est pas de supprimer des rayons les pâtes à tartiner au chocolat ou le cola. En revanche, le consommateur, lui, a une part importante de la responsabilité du choix. Il lui revient de choisir entre l’eau et le cola, selon la circonstance de consommation. Les parents qui laissent leur enfant se goinfrer de sucre et de chips devant la télé ou les jeux vidéo restent peut-être les premiers responsables de son obésité ou d’accidents cardiovasculaires futurs. Osons le dire ! De fait, industriels, distributeurs et pouvoirs publics doivent aider les consommateurs par une véritable éducation alimentaire à mieux choisir pour mieux manger.
F. R. - Les Français ne connaissent même pas la saisonnalité des fruits et légumes, et encore moins leurs qualités intrinsèques. Les consommateurs savent-ils les qualités nutritionnelles des endives ? Ils ont eu une sensibilisation globale à la question de la santé, mais ils n’ont eu aucune formation « aux produits ». Les distributeurs doivent montrer qu’ils ne sont pas simplement des metteurs en marché mais qu’ils essaient de transformer les choses. Sur les marques nationales, les distributeurs laissent faire le boulot aux industriels. Et ils considèrent que le boulot est globalement fait par le packaging. Ce qui est vrai, mais encore faut-il savoir décrypter toutes ces informations . J’observe par exemple que sur leurs MDD, les distributeurs ont fait de grands efforts marketing avec une montée qualitative évidente. Mais, encore une fois, avec très peu d’éducation vis-à-vis de leurs clients/consommateurs. Quand ils parlent de mieux manger, ils parlent de leurs propres efforts. Pour preuve : le « mieux-manger » selon Intermarché, c’est être « producteur-commerçant ». C’est-à-dire que l’outil industriel des Mousquetaires permet de mieux se nourrir. Ce savoir-faire industriel, qui est réel, supprime des intermédiaires et permet de proposer des prix accessibles. À tel point que dans leur marque L’Essentiel, ils disent ne mettre que « ce qu’il faut ». Cela répond à une préoccupation de produits sains et éthiques avec l’engagement de la marque. Mais, malheureusement, cet exemple est trop rare et, en plus, Intermarché ne s’en sert pas assez !
X. T. - Avec seulement quelques ingrédients, qui sont limités à l’« essentiel », vous promettez leur vrai goût et une forme de sécurité. Il y a quelques années, Häagen-Dazs n’a pas fait autre chose avec sa marque Five, Five parce que seulement cinq ingrédients et rien d’autre.
Et lorsque Système U lance une application de type Yuka, joue-t-il ce rôle ?
F. R. - C’est de l’aide au choix, lorsque j’ai un doute sur un produit s’il est sain ou non. C’est un simple accès à une base de données.
X. T. - Nous avons créé en 2010 la première application, qui s’appelait Guid’Alim. Nous sommes arrivés sans doute trop tôt sur le marché et n’avions pas trouvé le modèle économique. Les applis nutritionnelles analysent un produit, alors que c’est la globalité de l’alimentation quotidienne qu’il faut analyser. On va dire : « Oui, Nutella utilise de l’huile de palme et c’est gras. » Et alors ? C’est la manière de consommer du Nutella qui peut poser problème dans une globalité alimentaire. Les industriels jouent « perso », et on ne peut pas le leur reprocher. En revanche, les distributeurs, eux, vendent de tout. Et ils ne jouent pas assez ce rôle.
Il faut tenir compte de la complexité du consommateur qui peut faire un repas très riche « entrée, plat, dessert » et même un digestif. Et pour le café, il ajoutera une sucrette ! Nous sommes ainsi faits avec nos nombreuses contradictions. Le danger pourrait être de tomber dans une alimentation de compensation, comme aux États-Unis. Où certains avalent hamburger sur hamburger et vont compenser, ensuite, avec des compléments alimentaires au Vitamin Shop d’à côté. Je le répète : l’alimentation et la santé doivent être considérées dans une globalité de consommation.
3/Des cours pour créer du lien
Il y a une quinzaine d’années, j’avais visité des magasins à Tokyo et à New Yorkqui donnaient déjà des cours de cuisine ! Pourquoi en parle-t-on seulement maintenant en France ?
F. R. - Malheureusement, aucune enseigne n’a développé une stratégie globale. Vous trouverez des initiatives locales dans tel ou tel magasin, et surtout chez des indépendants. Un groupe européen fait très bien cela, c’est Colruyt avec la Colruyt Academy. Ils proposent énormément de formations pour les écoles afin d’apprendre aux jeunes à cuisiner. Ils ouvrent leurs ateliers et ont une démarche globale qui ne s’arrête pas à la simple notion du produit. Aux États-Unis, Kroger a développé des cours de nutrition en magasins : « C’est l’hiver, il fait froid et vous avez besoin de vitamines : voilà ce qu’il faut manger. » Et avec la pandémie de Covid-19, ils ont transformé ces cours en digital.
X. T. - Au Canada, l’enseigne de grande distribution Loblaw a créé la marque Blue Menu. Le concept est simple : comme l’alimentation est devenue compliquée, ne vous posez pas trop de questions et faites confiance au code Blue Menu sur les produits les plus « sains » du rayon. Il s’agit également d’un club de consommateurs avec des recettes, des informations, des conseils et de bien d’autres choses encore. Cette stratégie autour du Blue Menu est assez maligne, car son but est de simplifier le choix dans la problématique complexe qu’est la bonne nutrition.
En Grande Bretagne, Asda a créé une marque pour les enfants nommée Chosen by Kids- Approved by Mums, qui dit en gros que « les enfants ont choisi la recette et que les mamans ont approuvé ». Ce lien parents/enfants me paraît intéressant parce que cette approche est didactique, consensuelle et privilégie le plaisir de l’enfant consommateur.
L’exemple en matière de pédagogie ne vient-il pas du non-alimentaire ?
F. R. - Parfaitement. Les distributeurs alimentaires doivent regarder les démarches des enseignes non alimentaires. Depuis quelques années déjà, les chaînes de bricolage font l’éducation de leurs clients. Le campus Leroy Merlin développe tout un marketing autour de la transmission du savoir-faire. En magasins ou en ligne, ils dispensent des cours. Ils en comptent plus de 300 différents. Cette démarche est remarquable. Cette transmission de l’expertise est passionnante. Certains distributeurs alimentaires le font. Je peux vous citer Central Market aux États-Unis. Cette enseigne locale, originaire du Texas, ouvre ses magasins pour donner des cours. La préoccupation de partager son savoir-faire est la prochaine voie. La première étape était d’intégrer dans l’offre les produits sains et naturels. Et aujourd’hui, ils sont partout dans le magasin. Mais les distributeurs doivent être encore plus des « sélectionneurs » et l’assumer. Chez Whole Foods, à Washington, le premier mercredi de chaque mois, une vingtaine de producteurs viennent dans le magasin pour des dégustations. Vous achetez un pass de quelques dollars et vous accédez ainsi à une vingtaine de stands où vous rencontrez des producteurs. Vous discutez avec eux, vous goûtez leurs produits, vous apprenez d’où ils viennent, comment ils sont faits… Les équipes de Whole Foods réfléchissent au fait d’intégrer cette animation en permanence dans leur concept. J’attends de voir. Je pense que cette approche est plus intéressante en événementiel qu’en permanent. Car, in fine, le producteur finira par ne plus être là. Mais, quoi qu’il en soit, cela reste un bon moyen de combler cette lacune des magasins face aux marchés. Face à ce consommateur qui, encore une fois, a une faible connaissance des produits et qui obtient ainsi un lien direct avec le producteur. Dans les grandes enseignes, ce lien direct manque.
4/ Une hybridation en marche
Peut-on imaginer que, demain, des magasins ouvriront des marketplaces physiques et non digitales au centrede leurs points de vente pour donner dela place aux TPE et aux petits producteurs ? Et en se rémunérant non plus surla revente avec une marge, mais sur un principe de royalties, un pourcentage surles ventes réalisées, comme chez Amazon ou Cdiscount avec leur marketplace ?
F. R. - C’est un vrai sujet. D’autant plus qu’aujourd’hui les hypers ont trop de mètres carrés de surfaces de vente et ont tous de la place pour développer une telle stratégie. Mais très peu le font. En faisant cela, ils travailleraient mieux l’image de leur enseigne. Mais en revanche, il faudra assurer le suivi. S’ils ont découvert un superbe yaourt de ferme, les clients voudront le retrouver lors de leur prochaine visite. Il se pose encore une fois la question du permanent et de l’événementiel avec, pour chacune des approches, des avantages et des inconvénients.
Mais à laisser les magasins vendrede plus en plus de produits régionaux,n’y a-t-il pas un risque de diminuerles contrôles qualité et sanitairesqui se font souvent en centrale ?
F. R. - Oui, c’est certain. C’est la difficulté du process de référencement. Aux États-Unis, ils ont moins de contrôles et d’audits. Les magasins ont beaucoup plus de liberté qu’en France. Mais j’ai entendu des Français dire, il y a des années, qu’ils ne pouvaient pas ouvrir des bars à salades comme aux États-Unis parce que, là-bas, il n’y avait pas de commissions d’hygiène et de sécurité. Mais finalement, les distributeurs français ont trouvé des solutions pour multiplier les bars à salades, et nos commissions d’hygiène et de sécurité sont toujours là...
X. T. - Et pendant la pandémie, nous avons bien vu des distributeurs faire de la place dans leurs allées à des restaurateurs ou à des TPE de la région. Quand ils veulent… ils peuvent.
Mais demain, ne pensez-vous pas queles grandes surfaces alimentaires devront construire leurs propres cuisines ? Pour préparer des plats avec les produits qu’ils vendent, en proposant de la consommation sur place, mais surtout de la livraisonà domicile ?
X. T. - Oui, c’est une bonne piste de travail. Ce serait une évolution logique pour les plus grandes surfaces, car il faut que cela reste rentable.
F. R. - Je crois surtout à ce développement dans la restauration. Beaucoup de « dark kitchens » se mettent en place. Elles cuisinent et livrent en n’ayant pas pignon sur rue. Elles créent des restaurants virtuels avec la carte et le marketing qui vont avec. Les distributeurs ont déjà des outils de production. Ils doivent aller plus loin et ne pas s’arrêter à mi-chemin. Au Texas, la chaîne Central Market propose tous les jours un menu de chef. Vous consultez le menu sur le site, comme dans un restaurant et, ensuite, vous allez chercher vos plats dans le magasin. Un bon moyen d’aider le consommateur.
X. T. - À Paris Montparnasse, Monoprix a réuni dans un corner différents produits de différents rayons du magasin avec la recette du moment. On prend la fiche recette, on met les produits dans le chariot et on rentre chez soi. C’est aussi une manière d’aider le consommateur à bien faire lui-même facilement.
F. R. - En Allemagne, Kochhaus, qui signifie « la maison pour cuisiner », est une chaîne d’épicerie avec des boutiques de 200 m². Elle propose des repas tout prêts avec l’ensemble des ingrédients rassemblés pour une même recette. On peut y acheter la totalité des ingrédients ou en prendre seulement quelques-uns parce que vous avez déjà les pâtes ou le riz nécessaires dans votre placard. De l’aide et pas de gaspillage. Encore une fois, le service avant tout.
5/ Trop de labels…
Tous les industriels se jettent sur le marché du bio avec toujours plus de nouvelles références ? N’y a-t-il pas un risquede banaliser l’innovation en se focalisant trop fortement sur cette demande ?
X. T. - Bien sûr. En 2019, 33 % des nouveaux produits lancés sur le marché français étaient bio. On a observé un léger tassement en 2020. Nous étions à 12 % en 2015. Il y a eu un affolement général sur le bio qui, au départ, était une affaire de spécialistes et de petits faiseurs. Les grandes marques ne s’intéressaient pas à ce marché. Avec 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires... ces grandes marques ont changé d’avis et proposent toutes maintenant du bio. Et elles viennent même sur le bio local, ce que j’appelle du bio « augmenté ». Je pense que nous approchons une zone dangereuse, d’une saturation du marché où l’innovation va se banaliser, où elle n’apporte plus de valeur ajoutée. Or les rayons qui progressent sont toujours ceux qui innovent. Nous avons déjà l’exemple du sans-gluten. Les Sial 2014 et 2016 était les éditions du sans-gluten. Tout le monde en proposait. Aujourd’hui, la plupart de ces références ont disparu. Innover sans bénéfice nouveau génère le plus souvent des échecs.
Dans le monde, les distributeurs ont-ils la même appétence pour le bio qu’en France, et les mêmes pratiques ?
F. R. - Cela dépend de la maturité des produits bio dans les pays. L’Allemagne, le premier marché européen, propose une offre différente de la nôtre. Une enseigne comme Bio Company, originaire de Berlin, intègre parfaitement les producteurs locaux. Elle arrive à marier les deux, le bio et le local. Aux États-Unis, le bio se développe aussi beaucoup, à tel point qu’on oublie de dire que Whole Foods est à l’origine une chaîne 100 % bio qui est devenue généraliste avec une offre bio. Maintenant, elle propose « un capital santé » avant tout. Whole Foods est emblématique de cette évolution. En Belgique, Färm, avec une vingtaine de magasins dans la région bruxelloise, part d’abord de préoccupations sociétales. Ce n’est plus « j’ai une offre bio que je mets en scène avec un discours corporate », mais « je mets en en scène ma démarche sociétale qui est au cœur du magasin ». Beaucoup d’enseignes scandinaves travaillent ainsi. Alors qu’en France, c’est surtout un habillage, une démarche marketing. Nous sommes encore trop dans le marketing de l’offre, même si Biocoop essaye de changer les choses.
On parle de plus en plus de clean label,qui consiste à supprimer des ingrédients controversés ou à remplacer des ingrédients artificiels par des produits naturels, en utilisant des termes clairs sur l’étiquetage pour rassurer le consommateur...
X. T. - Le clean label est présent partout, peut-être pas de la même façon. Chez nous, défendre la cause animale, avec des produits sans antibiotiques, est un débat récent. Il est beaucoup plus ancien dans les pays anglo-saxons. En revanche, en France, il existe une relative confiance dans l’industrie, et ce malgré le bruit ambiant alimenté par certaines associations. Répétons-le, nous n’avons jamais aussi bien mangé qu’aujourd’hui. Le Français reste néanmoins très regardant et prudent. On l’avertit, on l’informe, on l’inquiète. Il y a cinq ans, personne ne connaissait l’ingrédient nitrite du jambon. Aujourd’hui, tout le monde le connaît. Il y a cinq ans, de grands industriels affirmaient qu’il était impossible de s’en passer, que c’était une affaire d’artisans norvégiens. Aujourd’hui, toutes les grandes marques proposent leur référence sans nitrites. Simplement parce que le consommateur a été alerté et qu’il a réagi. Tout cela est vertueux, car meilleur pour la santé et l’environnement. En Asie, les choses n’en sont pas encore là. Cette région du monde connaît aussi des crises perturbantes, par exemple sur le porc ou le lait en Chine. Mais bien souvent, ce sont des crises sur des produits, une matière première, et non sur des ingrédients.
La France dénombre-t-elle trop de labels et les consommateurs n’y comprennent-ils plus rien ?
X. T. - Trop de labels tuent les labels. Trop de signes distinctifs tuent les signes distinctifs, et trop de notations tuent les notations. Il en existe plus d’une cinquantaine en France. Les labels officiels ne sont pas si nombreux que cela. Il s’agit du bio, du Label Rouge, des AOC, des AOP et des IGP. Et après, on trouve des labels qui n’en sont pas, comme Produit en Bretagne par exemple, ou des prix commerciaux de l’année. Le consommateur a du mal à comprendre. Même les labels environnementaux s’avèrent complexes. Très peu de Français savent réellement ce que signifie le label MSC pour la pêche durable. Je pense qu’il en va de la responsabilité des industriels ou des producteurs de ne pas foncer tête baissée sur tous ces labels. S’ajoutent à cela, ces dernières années, les différentes notations. Le Nutri-score a réussi à s’imposer. Il est certes très réducteur car, comme à l’école, il note de A à E. Mais il est très simple à comprendre pour le consommateur. Ce dernier doit cependant saisir qu’il compare les produits au sein d’une même catégorie, et que l’eau sera toujours A et le beurre toujours E. Mais entre deux céréales, si un paquet est B et l’autre C, cela peut aider au choix.
Mais finalement, on peut se poserla question de l’œuf ou de la poule ? Les panélistes montrent une belle progression des produits affichant des notes A ou B. Est-ce une demande réelle des consommateurs qui choisissent ces produits en fonction de la notation ? Ou ces hausses sont-elles le résultatdu travail des industriels qui améliorent leurs produits et donc leurs notations, sans forcément que les consommateurs s’en rendent compte dans l’acte d’achat ?
X. T. - Ce peut être aussi le distributeur qui déréférence un produit mal noté. Mais quel que soit le déclencheur, l’industriel, le distributeur ou le consommateur, le résultat est vertueux. Nombreux sont les clients de notre cabinet qui veulent légitimement améliorer leur note en étudiant ce que l’on doit changer, quel ingrédient supprimer, comment le remplacer, etc.
F. R. - Très souvent, c’est l’offre qui fait changer la demande. Cela permet de nettoyer les rayons des mauvais produits. Tant mieux si tout le monde constate une amélioration.
X. T. - Mais ce n’est pas une finalité en soi. Nutella a une moins bonne note que d’autres pâtes à tartiner parce qu’on y trouve de l’huile de palme. Mais Nutella se vend toujours très bien ! Tout simplement, parce que le consommateur aime sa recette. Tout est encore une fois une question de quantités, de consommation globale. Et n’oublions pas que si des produits sont sucrés ou salés, ils n’en sont pas pour autant du poison. Un enfant, avant de partir à l’école, a besoin de sucre. Tous les coureurs à pied savent, qu’à un moment donné, ils ont besoin de sucre. « Le gras, c’est la vie », aime à répéter Guillaume Gomez, Meilleur Ouvrier de France et ancien chef de l’Élysée. Il ne faut pas condamner les produits. On revient à cet impératif d’initiation des consommateurs et à cette question primordiale de la quantité et de la globalité.
F. R. - Chez Whole Foods, ils vous disent que la pêche que vous allez prendre dans le rayon est la plus sucrée et la meilleure de la saison. C’est clairement indiqué dans le rayon ! Bien sûr, il faut s’assurer de l’exactitude de la promesse. Il faut des équipes qui connaissent leurs produits et qui communiquent bien et au bon moment. Ensuite, c’est un véritable argument de fidélisation qui, d’ailleurs, existe déjà dans les marchés de nos villes et villages. On peut dire au vendeur, « je veux des fraises pour les manger la semaine prochaine » et, ensuite, celui-ci choisit le juste produit. En magasin, malgré quelques indices de maturité, il existe une réelle déception autour de la qualité. L’enjeu est réel. Pour y parvenir, certains se penchent du côté de la technologie. Aux États-Unis, Kroger travaille avec Microsoft. On identifie sur une application ses habitudes alimentaires. Par exemple, j’adore les pêches bien sucrées. Et lorsque j’entre dans le magasin, via l’application que j’aurai ouverte et via les étiquettes électroniques, je suis reconnu et orienté vers mes pêches préférées.
X. T. - Et n’oublions pas la blockchain. Ce n’est plus de la science-fiction ! Elle existe et fonctionne, et nous aurons demain une blockchain qui nous permettra de savoir comment le poussin a été nourri, les antibiotiques qu’il a ingurgités, les conditions d’élevage, de transport, etc. Demain, la traçabilité sera accessible à tous avec une information prouvée. Cela entraînera un bouleversement dans la stratégie des entreprises. On ne pourra plus être dans une logique de promesse, mais bien dans une logique de preuve. Les entreprises doivent s’y préparer.
6/ Un manque d’éducation
Ne sommes-nous pas en plein paradoxe ?Le menu à la française est au patrimoine de l’humanité, le monde entier vante les mérites de la gastronomie française, mais rien n’est fait à l’école pour éduquer les jeunes à bien manger ? Même la loi Egalim, autrement dit la loi Alimentation, est passée à côté de cet enjeu national.
F. R. - Les distributeurs font tous beaucoup de choses dans leur marketing interne. Mais les enseignes n’en sont pas à encore à s’assurer que leurs clients mangent mieux que ceux qui vont ailleurs, et donc que les efforts des enseignes portent et ont une réelle incidence sur le comportement de leurs clients. Il faudrait une nouvelle approche du NPS (Net Promoter Score, NDLR) qui intègre cette notion.
X. T. - Aujourd’hui, avec la qualité de notre industrie alimentaire, avec sa variété grâce aux spécialités dans tous les coins de France, nous avons incontestablement une production, amont et aval, de grande qualité. Nous avons les plus grands chefs et la plus belle gastronomie. Nos 15 000 industriels de l’agroalimentaire sont constitués à 97 % de PME et de TPE. Ce sont des professionnels passionnés et qui ont du talent. Ils ne se lèvent pas le matin en se disant comment et qui je vais empoisonner aujourd’hui. À l’étranger, je ne vois que des Français fiers d’avoir la meilleure alimentation du monde et, dès que nous sommes chez nous, nous traitons nos industriels et nos distributeurs « d’assassins». Ce décalage est quelque peu curieux. Je pense que la profession doit s’interroger et mieux afficher la fierté de son travail, et pas seulement pendant la pandémie de Covid-19. Le populisme à l’encontre de l’industrie agroalimentaire prouve qu’elle ne se défend pas bien. Elle ne peut plus laisser dire n’importe quoi et se faire attaquer quotidiennement sans réagir.
Mais le gouvernement a-t-il aussi son rôle à jouer et à assumer ?
X. T. - Comprendre les produits alimentaires pour mieux les utiliser demain devrait être une affaire de service public, notamment de l’éducation nationale. Nous mangeons trois fois par jour. Bien manger devrait s’enseigner de la maternelle à la terminale.
F. R. - Et, à votre avis, cela relève de quel ministère aujourd’hui ?
X. T. - Cela devrait relever des ministères de l’Alimentation, de la Santé et de l’Éducation nationale. À 7 ans, un enfant sur deux n’est pas capable de différencier une courgette d’un concombre. Ce qui est pour le moins problématique. Mais ça, personne n’en parle et tout le monde s’en contente ! Les enjeux d’une véritable éducation à l’alimentation sont pourtant nombreux et incroyablement importants pour la prochaine génération.
F. R. - C’est triste, car il s’agit autant d’un enjeu de santé publique que d’un enjeu économique. On peut en effet se dire que ce rôle incombe aux ministères de la Santé ou de l’Éducation, mais il faudrait surtout un grand ministère de la Consommation. Julien Denormandie est chargé de l’agriculture et de l’alimentation. Mais peut-être faudrait-il un ministère à plein temps pour s’occuper de la consommation et de l’éducation.
X. T. - Il ne faut pas laisser ce territoire à des associations aux moyens limités ou se réfugier dernière l’autonomie des projets pédagogiques optionnels des établissements scolaires du type La Semaine du Goût.
Finalement, le « sain et naturel », est-il pour vous une tendance de fond ?
X. T. - Oui, bien évidemment. Cette tendance s’est traduite maladroitement dans les années 2000 avec les alicaments. Maintenant, on joue la carte du naturel et de la naturalité. Le clean label est une tendance majeure et les produits ultratransformés sont remis en cause.
F. R. - C’est forcément durable. Il n’y aura pas de retour en arrière. Pour les distributeurs généralistes, l’enjeu est de faire comprendre la valeur perçue dans le produit et l’offre proposée. On la comprend bien chez Picard, avec une bonne acceptation du prix qui n’est pas forcément le plus bas. Il ne faut pas dire que mieux manger coûtera moins cher, mais mieux manger se doit d’être accessible. Ce qui n’est pas pareil.
X. T. - Rendre accessible le « bien manger » au plus grand nombre sera le grand challenge de demain. Hélas, en France et encore plus avec la crise actuelle, bien manger coûte cher. Le rôle de l’ensemble des acteurs de la filière est de mettre à la portée de tous ce fameux « bien manger ».
Propos recueillis par Yves puget