Quand les acheteurs deviennent des approvisionneurs [Edito]
Cette information n’est en rien anecdotique. Le groupe Schwarz, maison mère de Lidl, multiplie les mouvements d’intégration de la production. Résultat, les ventes de ses usines devraient passer de 2,2 à 2,5 milliards d’euros cette année. Même si cette somme est très loin des 125 milliards d’euros des chiffres d’affaires cumulés des enseignes Lidl et Kaufland, l’objectif est de sécuriser une partie des approvisionnements et, in fine, de mieux maîtriser les prix.
Et tous les distributeurs sont logés à la même enseigne : ils craignent de ne pas avoir assez de « came ». Ils regardent tous avec dépit un taux de rupture en rayon qui a progressé de 1,7 point en septembre, soit 5,7 % de manquants. Et il ne s’agit pas juste de moutarde, de pâtes ou d’huile. Au-delà des emballages (carton…) et des palettes en bois, on évoque aussi le fromage, le beurre, les pommes de terre, les chips, le foie gras, la volaille, d’autres viandes et bien des secteurs du non-alimentaire. Des déstockeurs ont déjà du mal à remplir leurs bacs.
Les raisons de ces « manquants » sont multiples, entre confinements, télétravail, guerre en Ukraine, coûts des conteneurs, surchauffe de l’économie mondiale, difficultés de production en Chine, météo défavorable, réchauffement climatique, grippe aviaire, etc. Sans oublier la multiplication des achats de précaution par les Français, les usines qui ferment pour un nettoyage en profondeur après des alertes sanitaires, les arrêts de production (l’augmentation des coûts de l’énergie rend certaines activités déficitaires, comme chez Arc ou Duralex) et les négociations commerciales tendues qui incitent des distributeurs à ne plus référencer un produit ou des industriels à ne plus livrer une enseigne. Tout contribue à mettre de la pagaille dans les rayons. Résultat, avec ou sans intelligence artificielle, les prévisions pour produire et vendre sont moins précises.
Pour y remédier, des distributeurs se félicitent de disposer déjà de leurs outils industriels. Mais cela ne sera pas suffisant car, pour eux aussi, par exemple, le cheptel bovin se réduit (730 000 vaches en moins en six ans en France). Ceux qui ont contractualisé leurs approvisionnements sur plusieurs années avec des producteurs se frottent déjà les mains… Mais est-ce la fin de la société de l’abondance ? Peut-être, mais cela ne signifie pas que nous passons à une société de la pénurie. De nouvelles règles peuvent s’installer. Avec des consommateurs qui stockeront plus, arbitreront dans leurs achats et accepteront que l’offre soit moins pléthorique… tout en ne manquant de rien. Avec des industriels qui sécuriseront leurs filières d’approvisionnement, réduiront leur assortiment (les 20/80) et privilégieront des distributeurs au détriment d’autres. Et avec des enseignes qui n’auront plus le prix comme seule priorité.
Finalement, le commerce vit sans doute le vrai changement d’un métier. Où l’acheteur (celui qui choisit les produits et les fournisseurs, négocie les meilleures conditions d’achat) se transforme petit à petit en approvisionneur (celui qui s’occupe de la définition et du suivi de la politique de gestion des stocks). Et, aujourd’hui, personne ne peut dire s’il s’agit d’une simple réaction à une conjoncture inédite ou d’un changement de paradigme durable.
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@pugetyves