Quel déclassement? [Edito]
La question mérite d’être posée. Pour certains, la croissance des chaînes de discount démontre le déclassement de la société française. La crise économique paupérise les ménages avec la disparition progressive de la classe moyenne. Avec, à la clé, une France divisée en deux camps : d’un côté, les riches et, de l’autre, les pauvres. Le commerçant ne faisant que s’adapter à cette bipolarisation.
Si cette explication est incontestable, elle n’est pas suffisante. Car il existe une autre « bipolarisation », qui ne date pas de la crise actuelle. D’un côté, un commerce qui s’embourgeoise, se complexifie, souffre de désinvestissement et propose des magasins qui ne sont plus « à niveau ». Et de l’autre, des enseignes qui ont choisi la premiumisation avec des espaces toujours plus chaleureux et une offre toujours plus chère. Résultat, entre ces magasins qui vieillissent et ceux qui montent en gamme, comment s’étonner du succès d’Action (703 magasins en France) ou de l’arrivée de l’espagnol Primaprix !
Autrement dit, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine ne sont pas les seules responsables de cette fameuse bipolarisation ! Pour ne pas laisser la place à de nouveaux entrants, des « historiques » tentent bien de se repositionner, de reprendre leur place sur l’échiquier des prix bas. Mais on ne s’improvise pas discounter comme cela. Pour commencer, cette promesse commerciale n’intéresse pas que les personnes qui ont un problème de pouvoir d’achat. « Faites des prix bas, les pauvres en ont besoin et les riches adorent ça », dit un vieux proverbe du commerce. Qui plus est, l’alimentaire est souvent le dommage collatéral de l’arbitrage dans le budget des ménages. Là où l’on cherche à faire des économies pour mieux dépenser… ailleurs. D’où une clientèle très diverse.
Voilà pourquoi les distributeurs français doivent se remettre en cause. Mais attention de ne pas brouiller son image en multipliant les initiatives dans le désordre et à la va-vite. Avec le risque d’essayer de faire ce qu’on ne sait pas faire. Car le discount relève avant tout d’un état d’esprit, d’une culture d’entreprise et même d’une obsession de tous les instants.
Plus que d’un nouveau concept, les distributeurs, trop ankylosés, ont besoin d’un jeu de jambes souple et rapide pour ajuster leur offre (MDD) et leurs systèmes promotionnels (remises immédiates), ainsi que d’une politique tarifaire claire et stable et surtout d’une supply chain irréprochable (moins de stock et plus de robotisation). Tout le monde n’y arrivera pas avec de simples incantations. Car n’en déplaise aux adeptes des concepts de magasins et aux idolâtres du design, c’est en amont et non en aval que la bataille se gagnera. Plus que la couleur à la mode ou la qualité du carrelage en grès cérame, l’enjeu est de s’approvisionner en bonne quantité et au bon prix et de limiter tous les coûts (des quais des usines aux caisses des magasins). La guerre du discount ne se gagnera plus uniquement à l’achat (en mettant ses fournisseurs sous pression), mais de plus en plus avec une excellence opérationnelle à tous les étages. Et ce chantier, qu’on soit une enseigne historique ou nouvelle, est beaucoup plus complexe que le simple constat d’une France qui se fragmente socialement avec pour seule réponse toujours plus de MDD et de premiers prix…
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