L’invalidation du PSE d’Auchan : une jurisprudence à effet boule de neige ? [Tribune]
Dans cette tribune pour LSA, Dominique Crepy, ex-insider de la grande distribution, évoque la question de l'unité économique et sociale (UES).
La Rédaction
\ 11h44
La Rédaction
Le 23 septembre dernier, le tribunal administratif de Lille, en annulant la validation du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) d’Auchan, a ravivé le débat sur l’existence d’un supposé, aux yeux de certains, « Groupe Mulliez ». Officiellement, il n’existe pas de groupe consolidé : les holdings qui chapeautent les diverses enseignes ne détiennent pas de majorité les unes sur les autres, aucune ne dépassant 39 % des droits de vote. Mais les magistrats ont introduit un élément nouveau : au-delà des participations capitalistiques, ils ont souligné un vice de procédure notable, à savoir le manque d'information et de consultation des représentants du personnel sur un périmètre élargi, incluant la communauté d'administrateurs, l'identité des sièges sociaux et la similitude des objets sociaux. Ce point est central dans la logique de l'annulation – le droit procédural ayant largement pesé autant que l'analyse du contrôle effectif. C’est d’ailleurs une constante en contentieux sociaux : les PSE tombent moins sur le fond économique que sur des failles procédurales (on pourra noter aussi une irrégularité dans les signatures syndicales de l'accord collectif…). Au-delà de ces précisions, ce qu’il faut retenir, c’est que la nouveauté réside dans l’élargissement du périmètre d’information exigé, qui pourrait devenir une obligation durable.
La jurisprudence française sur l'unité économique et sociale (UES) a déjà montré que, face à des intérêts convergents, le droit peut privilégier le fait sur la forme, le contrôle effectif sur l'ingénierie statutaire. Le jugement lillois marque une évolution, puisqu'il fonde sa décision autant sur l'appréciation factuelle des liens que sur le non-respect de l'obligation d'information complète des instances représentatives. Si la cour d'appel confirme cette approche – un appel ayant été interjeté par Auchan le 24 septembre –, les PSE des différentes enseignes pourraient alors être examinées à l'échelle de l'ensemble familial. Conséquence possible : ce n'est plus l'enseigne en difficulté qui supporterait seule la charge sociale, mais la famille actionnaire dans sa globalité, avec une perspective nouvelle de mobilité et d'indemnisation accordée à l'échelle familiale, et non plus marque par marque. Cette hypothèse introduit une incertitude juridique dans une « galaxie » jusqu'ici structurée comme un écosystème d'entreprises indépendantes.
Un séisme possible pour le jeu concurrentiel
La reconnaissance éventuelle d’un « Groupe Mulliez », si elle advenait, pourrait influencer de nombreux équilibres du commerce français. Loin d’une constellation d’enseignes, c’est un acteur consolidé qui émergerait, offrant au marché hexagonal un équivalent des mastodontes mondiaux comme Walmart ou Lidl-Schwarz.
Un tel changement aurait d’abord un impact économique et concurrentiel. Chaque opération – fusion, acquisition, lancement de concept, y compris les extension dans le non-alimentaire – ne serait plus jugée à l’échelle d’une enseigne, mais à celle d’un ensemble unifié. Cela impliquerait un renforcement du contrôle exercé par les autorités de concurrence sur les positions dominantes et les risques de verrouillage du marché.
Mais l’onde de choc ne s’arrêterait pas là. Le pont entre droit social et droit concurrentiel est désormais ouvert : si les juges reconnaissent une interdépendance pour apprécier la validité des PSE, les régulateurs de la concurrence pourraient, demain, s’appuyer sur la même logique pour réévaluer la puissance de marché des groupes familiaux.
Enfin, les conséquences se prolongeraient aussi sur le terrain social. Plans de sauvegarde de l’emploi, reclassements, dialogue collectif : autant de dispositifs qui devraient être repensés à l’échelle consolidée, au risque de faire basculer la gouvernance sociale dans une nouvelle dimension, favorisant potentiellement une gouvernance plus solidaire au sein des ensembles familiaux.
Les réseaux d’indépendants confrontés à leurs interdépendances
La principale innovation du jugement du tribunal administratif de Lille est l'idée que l'interdépendance économique et sociale ne se déduit pas d'un seuil capitalistique, mais découle d'éléments factuels de gouvernance. Selon les magistrats, même à défaut d'actionnaire majoritaire, la réalité de la direction commune, l'identité des conseils de surveillance, la mutualisation de sièges ou de logistique peuvent suffire à caractériser un contrôle conjoint tacite. Ce raisonnement s'exporte au-delà du cas Mulliez.
Pour les réseaux d'indépendants, coopératifs ou non, la structuration des enseignes autour de multiples adhérents/associés multipropriétaires est centrale. Certains dirigeants sont à la tête de véritables grappes de magasins, soit comme actionnaires pleins, contrôlant directement plusieurs sociétés, soit via des systèmes d'actionnariat croisé pilotés par différents types de pactes entre associés. Ce maillage capitalistique, qui s'appuie fréquemment sur une appartenance familiale, s'accompagne de mutualisations avancées : gestion commune de cuisines centrales, back-offices mutualisés pour la logistique, la qualité ou les ressources humaines… Au sein des grandes enseignes, il en résulte la constitution de mini-groupes régionaux ou familiaux, dont la logique opérationnelle et stratégique dépasse celle de la simple indépendance juridique.
Dès lors, le principe fondateur du « un magasin = une société indépendante » est objectivement fragilisé. En présence d'une direction, de pratiques partagées et, souvent, d'une communauté propriétaire familiale unie par des pactes d'actionnaires, un juge prud'homal pourrait estimer que la fiction d'autonomie ne résiste pas à l'épreuve des faits, et requalifier l'ensemble en unité économique et sociale (UES) — avec toutes les obligations corrélatives : CSE commun, reclassements inter-magasins, négociation sociale élargie.
Ce ne serait pas la fin du modèle indépendant, mais l'officialisation de solidarités et d'interdépendances déjà existantes. Le véritable enjeu, pour ces réseaux, est donc d’anticiper : cartographier leurs dépendances, définir les limites de leurs mutualisations et encadrer juridiquement leurs pratiques pour préserver une autonomie crédible face au juge.
Les fermetures des ex-Casino à l’épreuve possible du précédent lillois
Parmi les prolongations directes, on peut aussi évoquer la question des PSE menées par Intermarché : la fermeture d'une trentaine de magasins ex-Casino, dont certains encore en phase de portage transitoire, a été organisée site par site, dans l'esprit de l'indépendance de chaque point de vente. Aucun contentieux n'a été signalé à ce jour. Les marges de contestation restent limitées avec le maintien temporaire des accords collectifs hérités de Casino. Or, dans un contexte judiciaire nouveau et avec l'expiration de ces accords, la jurisprudence lilloise offrirait potentiellement aux salariés un levier inédit pour obtenir un traitement consolidé – et donc des droits élargis – sur des périmètres plus larges.
En définitive et en conclusion, ce qui frappe, c'est que le jugement de Lille, partant du droit social, produit une onde de choc potentielle qui dépasse déjà la seule sphère de l'emploi : il questionne la structuration des groupes familiaux, fragilise le dogme de l’indépendance et pourrait, à terme, redessiner l’équilibre concurrentiel du commerce hexagonal.
Par Dominique Crepy
Ex-insider de la grande distribution
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