Ikea, ManoMano, Brico Dépôt... Comment le BtoB devient un levier de croissance stratégique
Les enseignes du secteur de l’équipement de la maison, de Fnac Darty à Ikea en passant par Maisons du Monde, Lapeyre, ManoMano ou Brico Dépôt, lorgnent de plus en plus la clientèle des professionnels. Explications.
Jean-Noël Caussil
\ 07h00
Jean-Noël Caussil
Les enjeux
- Les frontières entre particuliers et professionnels sont de plus en plus poreuses. Les enseignes grand public lorgnent la cible des pros, qui offre un relais de croissance non négligeable.
- Les ponts entre les deux clientèles existent, de l’offre aux services et aux attentes, même si le curseur ne se place pas au même endroit.
- Un client pro ne se traite pas comme un particulier, a fortiori quand il s’agit d’un grand compte. Cela suppose une organisation dédiée, dont il convient de veiller à ce qu’elle ne soit pas trop complexe.
Et si le B to B était l’avenir du commerce ? Face à une consommation des particuliers sujette à de sévères arbitrages budgétaires, les enseignes de l’équipement de la maison misent sur le marché des professionnels. Coup sur coup, ManoMano puis Lapeyre viennent de réorganiser leur programme consacré aux pros et tous les autres y investissent aussi argent et énergie. « C’est une petite partie de l’activité, mais en croissance et qui représente un enjeu stratégique fort », souligne Katell Bergot, directrice des marchés professionnels chez Fnac Darty. Même constat chez Ikea, où Victorien Buhr, responsable d’Ikea pour les pros en France, parle « d’un pilier de la croissance pour les années à venir ». Et chez Maisons du Monde, Christophe Lapotre, directeur exécutif omnicanal, veut « développer ce canal » auquel il croit beaucoup.
En chiffres
- 2 à 3 Mrds € : Le poids du marché B to B, estimé très approximativement, sur les marchés de l’équipement de la maison en France
- x 2 : Le bond que peut faire le marché du bricolage s’il s’ouvre aux ventes aux professionnels, en Europe de l’Ouest, atteignant 400 Mrds €
Source : estimation LSA
Grosse concurrence entre enseignes
L’enthousiasme est le même chez Brico Dépôt, qui déploie des espaces Spécial Pros dans ses 126 dépôts en France. Testés en 2023, ils offrent des lieux d’échanges et de conseils personnalisés. « Nous ciblons en priorité les métiers du bâtiment, plombiers, maçons, électriciens, etc. », énumère Nicolas Meillassoux, le directeur commercial de Brico Dépôt. Ce qu’attendent tous ces professionnels ? Des services dédiés, des facilités de paiement ou un programme de cash back, par exemple. Et Brico Dépôt s’échine à les satisfaire. « Nous jouons la carte de la proximité en misant sur des temps de discussion qualitatifs sur le fond et agréables sur la forme avec trois formats différents, suivant les dépôts », détaille Nicolas Meillassoux.
Tous situés à des endroits bien visibles, ces espaces Spécial Pros témoignent de l’importance que Brico Dépôt accorde à cette clientèle. Brico Dépôt et plus encore la maison mère Kingfisher elle-même, d’ailleurs. Il n’y a qu’à regarder les efforts déployés pour installer Screwfix, autre enseigne du groupe britannique, en France : 30 comptoirs à date et, à terme, « un potentiel d’environ 600 unités », selon Christian Mazauric, directeur général de Screwfix France.
Reste que la concurrence est rude. Chez ManoMano, le virage B to B date de 2020 avec le lancement de ManoMano Pro puis, en septembre dernier, de ManoMano SuperPro. Déjà, en 2023, « 20 % du volume d’affaires (qui était de 1,4 milliard d’euros) provenait des pros et ce n’est qu’un début », affirme Anaïs Lesueur, vice-présidente marketing de ManoMano. « De par notre approche digitale et tech, nous avons un avantage concurrentiel à faire valoir. Nous savons fluidifier les process, proposer une expérience client au top, offrir un service de livraison ultrarapide et fiable, et minimiser les frais de livraison », insiste-t-elle.
À ce titre, l’appli développée pour les pros s’avère un atout important. « Téléchargée plus d’un million de fois, elle génère 40 % du business réalisé avec nos pros », se réjouit Anaïs Lesueur, qui regarde avec gourmandise les avancées déjà activées ou à venir : un service de mesures « faciles » depuis l’appareil photo de son smartphone, pour les métrages, ou une commande à la voix, bien utile depuis les chantiers.
Pourquoi un tel engouement pour le B to B ?
- Face à une consommation des particuliers atone, la cible professionnelle apparaît évidente pour quiconque se cherche un relais de croissance.
- Les professionnels piochent pour beaucoup dans le catalogue des références classiques. Cela ne vient donc pas créer un canal de conquête complètement différent.
- Pour autant, le client pro ne se traite pas comme le particulier, notamment pour la question des services. Le risque est alors de complexifier l’organisation des entreprises, voire d’en oublier sa raison d’être prioritaire : les particuliers.
Services rapides et facilités de paiement
Ce sont là autant d’enjeux cruciaux si l’on a en tête que les professionnels, en moyenne, passent près de la moitié de leurs journées à autre chose que leur métier… Tout ce qui peut leur faciliter la vie est donc bienvenu. Dans cette optique, Lapeyre a aussi revu son programme pro, en le rebaptisant Club Pros en janvier : au programme, remises toute l’année, devis et livraisons express, paiement différé et autres conseils personnalisés. L’objectif est ambitieux : doubler le chiffre d’affaires B to B d’ici à 2026. Sachant que les pros représentent déjà 30 % des ventes de l’enseigne (soit environ 190 à 195 millions d’euros), Lapeyre vise donc les 400 millions, rien de moins.
Ikea, de son côté, ne communique pas sur ses chiffres mais affiche ses ambitions avec son service Ikea pour les pros. « C’est un secteur clé pour nous, qui prend de l’ampleur depuis cinq ans », explique Victorien Buhr. L’enseigne mise sur sa notoriété grand public pour séduire le B to B avec, en plus de son catalogue traditionnel, une gamme dédiée de 500 références, comme Mittzon pour les espaces de travail. « Nous étions hier surtout présents dans le tertiaire, mais nous élargissons désormais notre activité à la construction, à la restauration et l’hôtellerie, au commerce, à la santé et à l’éducation », précise Victorien Buhr.
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Pour renforcer cette attractivité, la relation client est un levier majeur, et Ikea l’a bien compris en lançant le programme de fidélité Réseau Ikea Pro, avec conseils, coachings, offres exclusives, livraisons, installations et facilités de paiement au menu. Et puis, comme toujours, le triptyque gagnant tient à la bonne offre, au bon prix et avec les bonnes qualités de service. Si les deux premiers points sont assez communs aux professionnels et aux particuliers, le troisième, lui, diffère.
Ainsi, dans chacun des 36 magasins en France, Ikea dispose de un à cinq vendeurs spécialisés dans l’accueil des pros. Les grands comptes, eux, eu égard à leurs spécificités, sont pris en charge par une équipe dédiée de 50 personnes, ayant chacune son portefeuille clients. Le groupe Fnac Darty suit la même logique. Les « petits » professionnels sont gérés en magasins, tandis qu’une business unit spécifique s’occupe des moyens et grands comptes. « Nous travaillons avec des professionnels de tous horizons : BTP, commerce, restauration, professions libérales, etc. », liste Katell Bergot, directrice des marchés professionnels chez Fnac Darty.
Comment les enseignes s’organisent
- S’il n’y a pas d’organisation type, les pros bénéficient généralement d’une offre complémentaire de celle du catalogue grand public. Et des services spécifiques leur sont proposés : livraisons, facilités de paiement, remises.
- Pour l’accompagnement commercial, deux écoles se font jour. Soit accueillir les pros en magasins, avec des espaces dédiés ou, en tout cas, des vendeurs formés à leurs besoins. Soit dématérialiser la gestion, notamment pour les moyens et grands comptes. Voire, bien sûr, mixer les deux options.
Gammes spécifiques
Chez Ikea comme chez Fnac Darty, les vendeurs sont spécifiquement formés aux besoins des pros et des solutions de paiement adaptées leur sont proposées. Idem pour l’offre, les groupes piochant dans leur catalogue, qu’ils complètent par des gammes spécifiques, par exemple des marques d’imprimantes plus haut de gamme. L’enjeu est de capter une clientèle susceptible d’acheter beaucoup… et souvent. « Nous pouvons équiper 50, 100 ou 200 appartements d’un coup », avance Katell Bergot.
Toutefois, ces « gros coups » supposent une organisation sans faille. Chercher à nouer des liens avec les pros, c’est s’engager sur des cycles de ventes différents. Les boucles décisionnelles sont plus longues, les prescripteurs ne sont pas forcément les décideurs, il y a des autorisations à obtenir, etc. « L’avant-vente peut durer douze, dix-huit voire vingt-quatre mois », appuie ainsi Katell Bergot. « Les parcours d’achat sont en moyenne deux fois plus longs », avance Victorien Buhr.
En dépit de ces complexités, Maisons du Monde a également bien perçu le potentiel des pros. Le groupe mise sur ses magasins pour capter cette clientèle. Il y déploie des corners Business, qui peuvent occuper jusqu’à 10 % de la surface de vente (500 m² sur 5 000 m² à Naples, par exemple). « Nous en avons actuellement sept, dont cinq en France, mais nous voulons en ouvrir une quarantaine, avec des espaces encore plus immersifs », annonce Christophe Lapotre, le directeur exécutif omnicanal. À la clé, un balisage plus marqué et, en plus des 15 000 références au catalogue, une offre spécifique portant sur environ 600 références.
En France, le magasin de Toulon-La Garde arborera les nouvelles couleurs de ces espaces, courant mars. L’enjeu est de créer des passerelles entre B to B et B to C… même si les pros exigent des services plus précis et plus rapides.
Maisons du Monde développe ses corners Business en magasins
- La cible : secteurs du tertiaire, CHR, architectes, etc.
L’enseigne d’ameublement et de déco compte déployer une quarantaine de corners Business.
Le groupe mise sur ses magasins pour toucher la clientèle pro. Il déploie un nouveau concept de ses corners Business partout en Europe, occupant environ 10 % de la surface commerciale. À date, il y a sept corners, dont cinq en France. Mais le déploiement est prévu pour 2025 avec une quarantaine de nouvelles implantations, ce qui vient signer les ambitions de l’enseigne. Les vendeurs-conseils bénéficient d’une formation spécifique pour répondre aux besoins des pros et une équipe de commerciaux dédiée s’occupe de la clientèle B to B.
ManoMano mise sur son expertise numérique et tech
- La cible : les artisans du BTP en priorité
L’enseigne d’ameublement et de déco compte déployer une quarantaine de corners Business.
Le pure player propose depuis septembre dernier son service ManoMano SuperPro, version améliorée de ManoMano Pro, lancé en 2020. Moyennant une souscription mensuelle de 59 € hors taxes, ou annuelle de 590 € hors taxes, les pros bénéficient de nombreux avantages : pas de frais de livraison ni de retour, système de cash back de 3 % sur chaque achat, facilités de paiement à trente jours, appli dédiée… L’idée : apporter des services utiles aux pros, en misant sur sa rapidité d’exécution et son expertise tech (métrages automatiques, commandes à la voix, etc.).
Fnac Darty muscle son jeu
- La cible : CHR, promoteurs, architectes, professions libérales, tertiaire, collectivités territoriales, associations et bien sûr libraires pour SFL
De l’électroménager aux produits informatiques, en passant par les livres, Fnac Darty dispose d’un vaste champ d’action en BtoBAvec Fnac Pro, Darty Pro et SFL (Société française du livre), le groupe avance tous azimuts pour plaire aux pros. En magasins, un accueil spécifique est prévu pour les petits clients pros. Les moyens et grands comptes sont gérés quant à eux par une BU dédiée, à distance, forte de 90 personnes. Tous, quelle que soit leur importance, bénéficient de services de livraison, d’installation et de maintenance, comme de conseils, de centres d’appels et de facilités de paiement, de même que, pour l’offre, d’extensions de gammes.
Brico Dépôt déploie ses espaces Spécial Pros
- La cible : les professionnels du BTP, plombiers, maçons, électriciens, etc.
Les pros reçoivent un accueil personnalisé.
L’offre Spécial Pros, testée en 2023, se déploie dans chacun des 126 Brico Dépôt de France, avec des configurations différentes suivant les cas, mais toujours très visibles. L’idée est d’offrir aux pros un accueil personnalisé et de répondre à leurs attentes avec un service de paiement différé, de cash back, ou encore la présence d’un conseiller référent en dépôt. Ainsi, Brico Dépôt qui, de par son positionnement, est déjà bien implanté auprès des pros, cherche à s’améliorer encore.
Ikea ne veut pas rater le coche
- La cible : le tertiaire historiquement, mais aussi les secteurs de la construction, du commerce, des CHR, etc.
Des collaborateurs spécialement formés attendent les clients pros en magasins.Ikea propose son service Ikea pour les pros et déploie un programme de fidélité Réseau Ikea Pro. Chaque magasin dispose d’un à cinq collaborateurs spécialement formés pour répondre aux attentes des professionnels. Les grands comptes sont gérés par une équipe business dédiée, d’une cinquantaine de personnes. Les pros ont accès à des gammes spécifiques, en complément du catalogue traditionnel, à des facilités de paiement, des services de livraison sur mesure, d’installation et de démontage, de coaching aménagement, ou encore de garantie casse. Ikea, pour les attirer, mise sur sa notoriété acquise auprès du grand public. Le groupe entend transposer son positionnement (« améliorer le quotidien du plus grand nombre ») au monde professionnel, qui a les mêmes besoins d’optimisation des espaces.
Lapeyre veut doubler ses ventes auprès des pros
- La cible : les pros du BTP
La cible des pros est de plus en plus choyée par Lapeyre.Nouveau nom, nouvelles ambitions chez Lapeyre : Exclu Pro est devenu Club Pros en janvier dernier et le programme s’enrichit. Les pros bénéficient de remises toute l’année, d’avoirs cumulables, mais aussi de services : livraison express, devis sous vingt-quatre à quarante-huit heures, livraison sur chantier, facilités de paiement, conseillers en magasins, etc. Alors que les pros représentent déjà 30 % de son CA, l’enseigne veut doubler ce chiffre d’ici à 2026, soit atteindre environ 400 millions d’euros.
Cet article est issu de l'édition du 27 février 2025
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