Régulation des centrales d’achats : un projet de règlement qui divise
Adopté à une quasi-unanimité au Parlement européen, le rapport Bonaccini sur les pratiques commerciales déloyales des centrales d’achats ouvre un bras de fer entre distributeurs et industriels. Si Eurocommerce alerte sur un risque de fragmentation du marché unique, les fournisseurs, Ania et l’Ilec en tête, défendent une régulation accrue par les États.
Nicolas Monier
\ 07h00
Nicolas Monier
Le 15 juillet, la commission agriculture du Parlement européen a adopté, à une écrasante majorité, un projet de règlement visant à renforcer la coopération transfrontalière entre les autorités nationales dans la lutte contre les pratiques commerciales déloyales. Derrière ce texte, porté par Stefano Bonaccini (élu du centre-gauche italien), se joue un affrontement structurant pour l’avenir du marché européen : faut-il donner plus de latitude aux États pour encadrer les pratiques des centrales d’achats internationales, ou préserver coûte que coûte l’intégrité du marché unique ?
Cette question divise industriels et distributeurs, chacun mobilisant ses relais politiques à Bruxelles. Eurocommerce, qui représente la grande distribution européenne, voit dans cette évolution un risque majeur. Sa directrice générale, Christel Delberghe, alerte : « Autoriser les États membres à appliquer leurs lois dans d’autres pays, c’est la fin des contrats transfrontaliers. Cela signifie trop d’insécurité juridique et, surtout, une remise en cause des règles du marché intérieur et du droit de l’UE. » Elle cible notamment l’article 1 de la loi Descrozaille, qui soumet à la loi française toute transaction visant le marché national, même conclue à l’étranger.
Pour Eurocommerce, cette disposition revient à criminaliser des pratiques d’alliances qui s’exercent à l’échelle européenne, là où les distributeurs cherchent à massifier leurs volumes pour obtenir de meilleures conditions. Christel Delberghe énumère les risques : « Plus de fragmentation, plus de règlements divergents, plus d’obstacles et de coûts pour les entreprises et les consommateurs. » Elle rappelle aussi que la plainte déposée auprès de la Commission contre la France à ce sujet est toujours en cours d’examen.
Ce que contient le texte
- Le rapport Bonaccini cible les centrales d’achats, identifiées comme acteurs susceptibles de contourner les règles nationales.
- Il prévoit un système d’alerte permettant aux autorités de coopérer si une pratique déloyale concerne plusieurs pays, avec un rôle accru de la Commission.
- Des sanctions transfrontalières seront possibles, évitant que des alliances choisissent leur siège dans les États les plus souples.
- Les acheteurs hors UE devront désigner un représentant responsable dans l’Union, tandis que les producteurs bénéficieront d’une meilleure protection.
- Autant de mesures qui traduisent une volonté claire du Parlement : encadrer les pratiques des centrales au niveau communautaire et réduire les zones grises juridiques.
Vers une directive en 2026
En face, l’Association nationale des industries alimentaires (Ania) et l’Institut de liaisons des entreprises de consommation (Ilec) défendent une lecture très différente. Pour les industriels, les centrales européennes tirent les prix vers le bas, déséquilibrent les rapports de force et affaiblissent l’amont agricole. Le 4 septembre, l’Ilec organisait à Bruxelles une table ronde réunissant parlementaires, Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), Ania et plusieurs autorités de contrôle, pour mettre ces pratiques au centre du débat.
« Il existe une volonté européenne concernant les centrales et leurs dérives. Au départ, ce sujet nous semblait spécifique à la France, mais nous constatons qu’il concerne de nombreux autres pays européens », note Nicolas Facon, président de l’Ilec. Le vote massif pour le rapport Bonaccini en serait la preuve, avancent les industriels. Un observateur averti confirme : « Les distributeurs français ont longtemps estimé que Bruxelles voyait ces sujets comme un problème franco-français. Or, aujourd’hui, l’Italie, le Portugal ou l’Allemagne constatent les mêmes dérives, et le Parlement s’en préoccupe désormais. »
« Les centrales d’achats internationales ne visent qu’à tirer les prix vers le bas et à accroître leur pouvoir de marché, sans bénéfices pour l’amont agricole et les entreprises agroalimentaires.»
Jean-François Loiseau, président de l’Ania
Ce déplacement du débat est stratégique. Car si le projet de règlement actuel se limite aux mécanismes de coopération entre autorités, il ouvre la voie à une révision plus lourde : celle de la directive de 2019 sur les pratiques commerciales déloyales, attendue pour 2026. À cette échéance, les industriels espèrent élargir la liste des comportements interdits, en ciblant les alliances internationales de distributeurs.
L’enjeu serait d’empêcher que ces centrales imposent des conditions contractuelles jugées abusives, en profitant de leur dimension transnationale pour contourner les législations nationales. Aujourd’hui, la DGCCRF hésite à agir avec ses homologues portugais ou néerlandais faute d’un cadre harmonisé ; demain, un corpus permettrait d’attaquer plus facilement ces structures dont l’effet dépasse les frontières.
L’Ania insiste, elle, sur la légitimité des instruments français. « Les distributeurs, comme les industriels et les agriculteurs ont participé à l’élaboration des lois Egalim, dont l’objectif principal est de protéger le revenu de nos agriculteurs en redonnant enfin de la valeur à l’alimentation, tout en assurant une souveraineté alimentaire durable », rappelle son président, Jean-François Loiseau.
Deux visions irréconciliables
Pour lui, qualifier la loi Descrozaille d’entrave est une erreur : « Le marché unique ne doit pas se définir comme une zone de non-droit. Les États conservent le droit d’imposer certaines règles pour protéger des intérêts légitimes. » En arrière-plan, c’est bien la capacité des alliances d’achat à imposer leurs conditions qui est contestée : « Aujourd’hui, elles ne visent qu’à tirer les prix vers le bas et à accroître leur pouvoir de marché, sans bénéfices pour l’amont agricole et les entreprises agroalimentaires », insiste ainsi Jean-François Loiseau.
Au final, deux visions irréconciliables s’affrontent. Pour Eurocommerce, les centrales d’achats sont un instrument d’efficacité économique et de compétitivité pour les consommateurs européens, et les restreindre reviendrait à pénaliser l’offre et les prix. Pour l’Ania et l’Ilec, elles incarnent un déséquilibre systémique qui fragilise producteurs et industriels, et qu’il est urgent de réguler davantage au niveau communautaire. « Ce projet de règlement n’est qu’un tour de chauffe avant le vrai rendez-vous en 2026, soit la révision complète de la directive sur les pratiques déloyales », prévient un connaisseur des institutions européennes.
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