Comment Mercadona "co-innove" avec ses clients

Paterna, près de Valence. C’est là, sur le polygone industriel Fuente del Jarro, que se dressent depuis 2017 les 5 700 m² du centre de co-innovation de l’enseigne de supermarchés Mercadona. « Les employés l’appellent en interne Jarrods et il comprend un magasin fantôme de 1 800 m². C’est l’illustration d’un domaine dans lequel Mercadona a toujours excellé, collaborer avec ses clients, les “chefs” (“jefes”) dans le jargon du groupe », explique José Luis Nueno, professeur de marketing à l’école de commerce IESE de Madrid. Pour ne rien ignorer des jefes, 19 autres centres de co-innovation spécialisés par univers catégoriel sont répartis dans toute la péninsule.

Ces centres, qui emploient 150 personnes et dont le premier a ouvert en 2011, n’ont pas été créés ex nihilo. « Auparavant, profitant de la proximité des employés avec la population des quartiers où elle s’implantait, l’enseigne de supermarchés créée par Juan Roig en 1981 avait pour habitude d’organiser des rencontres avec des gens du voisinage, chez ceux-ci ou à l’arrière des magasins. Ces ateliers reposant sur la dynamique de groupe étaient l’occasion d’expliquer les modifications apportées aux produits. Des milliers de réunions de ce type ont eu lieu dans les années 90 et 2000 », rappelle José Luis Nueno.

C’était aussi pour Mercadona l’occasion de trouver des idées susceptibles de rendre encore plus attractif l’assortiment de ses marques propres (Hacendado en alimentation, Deliplus en hygiène beauté, Bosque Verde dans l’entretien ou encore ­Compy en alimentation animale), qui représentent l’essentiel de ses ventes. Aujourd’hui, les centres de co-innovation, équipés de cuisines ou de buanderies, sont devenus un rouage essentiel de ce que Juan Roig, toujours aux commandes du groupe, a baptisé la « estrategia delantal », la stratégie du tablier. L’image est parlante : dans ces centres, Mercadona enfile son tablier en compagnie des jefes pour tester l’usage des produits, les améliorer ou apporter la touche finale qui fera le moment venu la différence en rayon.

Chaque détail compte

Dans un écosystème à forte rotation où les 8 000 références de l’assortiment se livrent une lutte sans merci pour engendrer du chiffre tout en respectant la consigne numéro un de l’enseigne, « siempre precios bajos », des prix toujours bas, les 12 500 sessions organisées annuellement avec les jefes tournent autour du merchandising, du packaging, mais aussi du goût ou de l’odeur des différentes propositions. « C’est un système comparable à la fast fashion, qui part des aspirations et des observations des clients. Si toutes les co-innovations ne fonctionnent pas, certaines mettent indubitablement dans le mille », reconnaît José Luis Nueno.

Exemples récents pour Hacendado ? Le café Filtro Americano, un sachet de café doté de deux anses en carton permettant sa fixation au-dessus du mug ou de la tasse, de façon à ce que le consommateur n’ait plus qu’à verser par-dessus de l’eau chaude pour se croire dans un diner de New York ou San Francisco. Ou encore une version revisitée de la recette au yaourt gréco-turque, le Tsatsiki, un best-seller. Parfois, le succès franchit les frontières. Comme pour le cidre saveur mangue fabriqué par le fournisseur Font Salem, une rafraîchissante idée des chefs portugais (où Mercadona compte déjà plus de 20 magasins) qui triomphe maintenant en Espagne.

En non-alimentaire, difficile de ne pas citer le spray parfumé d’alcool à 70 % de la marque d’entretien Bosque Verde devenu pendant la pandémie un must have pour des millions d’Espagnols et de Portugais. Entre autres afin de désinfecter les semelles de leurs chaussures.

Repérer les fans

Mais comment le système fonctionne-t-il dans la pratique et comment Mercadona obtient-il la coopération des jefes ? Appelés especialistas, les 150 employés qui dépendent des centres de co-innovation ouvrent le dialogue. « Ils repèrent ceux que nous appelons les jefes enamorados, des consommateurs particulièrement amoureux d’un produit», explique-t-on au siège de la chaîne, à Valence. Leurs critiques et suggestions sont transmises aux départements de qualité et de prescription, chargés des relations avec les fournisseurs. Tout est prévu dans le moindre détail, y compris dans la terminologie. Du jefe au proveedor totaler (soit près de 1 400 fournisseurs travaillant sur la base d’accords individualisés), il s’agit non pas d’ouvrir un marché mais de le « capter », ni de développer un produit mais de « définir une solution » puis, dans une dernière étape, de la « transférer » sur le point de vente.

S’ils n’ont pas totalement remplacé les visites des especialistas chez les clients pour tester les lancements in situ, les centres de co-innovation fonctionnent comme une courroie de transmission à double sens entre les fournisseurs et les clients de l’enseigne. Dans ces conditions, rien d’étonnant si le premier geste de Mercadona au Portugal lorsqu’il a décidé de s’y implanter a été d’ouvrir, dès 2017, un centre de co-innovation de 5 000 m² à Matosinhos, dans le nord du pays. Deux ans avant sa première ouverture de magasin en terre lusophone, qui a eu lieu en 2019, la chaîne de supermarchés voulait sonder les Portugais et co-innover avec eux pour mieux répondre à leurs attentes. Un modèle qui fait chaque jour ses preuves.

Armand Chauvel, à Barcelone

Un processus en trois phases

• 1 150 especialistas repèrent les jefes enamorados, les clients fans d’un produit ou d’une famille de produits.
• 2 Ces derniers sont invités dans les centres de co-innovation à tester les nouveautés, à exprimer leurs critiques, voire à suggérer des nouveautés.
• 3 Le département de prescription fait remonter ces infos aux fournisseurs qui se chargent de transférer les solutions trouvées en magasin.

d’importants moyens alloués

• 20 centres de co-innovation (19 en Espagne, 1 au Portugal), qui emploient 150 personnes
• 5,4 M € : l’investissement pour le plus gros centre, à Paterna (Valence)
• 12 500 sessions de co-innovation avec les clients en 2020
• 290 lancements en 2020 via la co-innovation
• 171 références améliorées en 2020 via la co-innovation
• 82 % : le taux de réussite des lancements effectués par co-innovation, selon Mercadona

Vingt centres dédiés

Le plus grand des vingt centres de co-innovation de Mercadona, surnommé Jarrods par les salariés du distributeur, comprend un magasin fantôme.

Incontournable

Ce spray désinfectant parfumé à 70 % d’alcool est devenu incontournable pour des millions d’Espagnols pendant la pandémie.

A l'américaine

À l’instigation des clients, le fournisseur UCC Coffee Spain a conçu ce sachet à anses permettant de fixer la dosette au-dessus du mug pour un café long à l’américaine.