Affaire Carrefour/PepsiCo : petites remarques sur des déréférencements… [Billet]
Décryptage du déréférencement des marques PepsiCo (Pepsi, 7 Up, Quaker, Lipton, Lay's, Bénénuts, Doritos…) par Carrefour.
Yves Puget
\ 11h39
Yves Puget
Le ramdam médiatique autour du déréférencement des marques PepsiCo (Pepsi, 7 Up, Quaker Lipton, Lay's, Bénénuts, Doritos…) par Carrefour (révélé par le spécialiste de la consommation Olivier Dauvers) impose quelques remarques. Pour commencer, le déréférencement est légal et encadré (un préavis est obligatoire, la durée dépendant de l’historique des relations commerciales entre les deux impétrants). Mais attention, un déréférencement soudain en pleine période de négociations commerciales peut aussi être jugé abusif. Et si une faute de Carrefour est démontrée (préavis ou non ?), elle se règlera plus tard au plan indemnitaire et probablement pas devant le juge des référés. Sans oublier la question d’un éventuel « dénigrement commercial ». Au passage, la confidentialité des négociations commerciales apparaît quelque peu malmenée… "Du fait de ces éléments de contexte particuliers, l’intention de nuire de Carrefour pourrait sans doute être aisément mise en évidence et donc appeler une indemnisation, fût elle de principe," estime un avocat. D’autant plus que Carrefour et PepsiCo ont déjà un conflit autour de la shrinkflation… De plus, comme ce déréférencement est aussi annoncé en Espagne, en Italie et en Belgique, tout laisse à penser qu’il s’agit d’un litige au niveau de la centrale d’achats Eureka basée à Madrid et qui gère les achats pour Carrefour des grands industriels pour six pays européens. Probablement avec une fin de contrat au 31 décembre 2023 et donc sans rapport, comme il est parfois évoqué, avec les négociations françaises et la date butoir du 31 janvier 2024 pour les «négos » 2024.
Reste donc à savoir si un fournisseur référencé par une centrale internationale est éligible à l’application de la loi française sur la rupture brutale. Question simple mais réponse compliquée, d’après un avocat spécialiste en droit de la distribution. La DGCCRF plaide évidemment pour l’application de la loi française, comme l’illustrent plusieurs procédures l’opposant actuellement à Eurelec. Cette position est d’ailleurs confortée par la loi « Descrozaille » selon laquelle les règles du code de commerce "s'appliquent à toute convention entre un fournisseur et un acheteur portant sur des produits ou des services commercialisés sur le territoire français", ajoutant que "tout litige portant sur leur application relève de la compétence exclusive des tribunaux français". Mais cette loi s’empresse d’indiquer plus loin que cela vaut "sous réserve du respect du droit de l'Union européenne et des traités internationaux ratifiés ou approuvés par la France et sans préjudice du recours à l'arbitrage". Les termes de la loi relèvent donc du « en même temps », d’après cet avocat qui conclut provisoirement que : "l’application du droit français sera de règle dans les rapports entre le distributeur et l’administration car cette dernière n’est pas liée par les clauses contractuelles prévoyant l’application d’une loi et la compétence d’un tribunal étrangers. En revanche, cela est moins acquis en cas d’action en justice intentée par le fournisseur qui, lui, est lié par ces clauses. En somme, la question n’est pas encore tranchée en jurisprudence et devrait prochainement faire couler beaucoup d’encre chez les juristes."
Des conflits recurrents
En attendant une éventuelle réponse, notons que des différents aboutissant à des déréférencements sont récurrents. On peut rappeler que l’année dernière il y avait eu de l’eau dans le gaz entre Système U et… PepsiCo et que ces dernières années quelques conflits retentissants ont aussi fait la "Une" des médias (Intermarché/Andros ; Système U/Procter & Gamble ; Leclerc/Pernod Ricard…). Ces pratiques, contestables ou non, existent depuis des années et même des décennies. Donc rien de neuf sous le « soleil » ou plutôt la « tempête » commerciale. On peut juste noter que ces conflits sont habituellement le fait des distributeurs indépendants et non des groupes intégrés. D'ailleurs pour Carrefour, une telle mesure serait une première. Mais n’oublions pas que certaines sorties de rayons ont été orchestrées par les industriels eux-mêmes qui ont arrêté les livraisons et non par les distributeurs (qui, eux arrêtent de commander). Ce fut le cas en 2011 pour Lactalis et les magasins Leclerc.
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Autre remarque, selon les éléments avancés par les observateurs du conflit, PepsiCo demanderait une hausse de tarif de 7%. Ce qui est peu probable. Car aucun industriel travaillant sur plusieurs catégories de produits comme c'est le cas de Pepsico ne propose une hausse unique pour l'ensemble de ses références. Il s'agit soit d’un chiffre faux, soit d’une moyenne pour l'ensemble des familles de produits (avec des écarts sans doute importants entre les familles). Notons au passage, que ce chiffre est identique que celui annoncé par Coca-Cola par voie de presse il y a quelques semaines… Et que, selon plusieurs distributeurs, au final, les prix des PGC pourraient connaitre en 2024 une hausse moyenne aux alentours de 3% contre 8% en 2023.
QUI SERA LE GAGNANT?
Qui sera le gagnant de ce rapport de force ? Rappelons que PepsiCo est le deuxième industriel mondial de produits de grande consommation, après Nestlé (classement LSA/OC&C) mais qu’en France, il occupe la 20ème place des fournisseurs de PGC selon NielsenIQ (environ 1 milliard d'euros de CA en GMS soit, 0,7% du CA des PGC en France). Comme toujours, la question est de savoir si pour les Français, les produits en question sont indispensables (ils iront donc voire ailleurs en cas d’absence) ou substituables (ils achèteront une autre marque ou une MDD). Pour le distributeur, surtout l’enjeu n’est pas le même… Pour autant, estimer comme certains que l'américain va perdre dans le conflit 20% de son chiffre d’affaires France, soit l’équivalent de la part de marché de Carrefour, est inexact. C'est oublier que PepsiCo livre également la restauration, l’hôtellerie, les boulangeries… Par ailleurs, dans de tels cas de déréférencements, l‘histoire démontre que les marques sorties par la centrale tentent toujours de livrer des magasins en direct (surtout les franchisés ou les indépendants). Ou que ces magasins qui ne veulent pas se passer de ces marques peuvent aller en acheter chez des grossistes. Ici, c’est le contrat de franchise qui compte. Il est en effet indiqué dans chaque contrat le % obligatoire d’achat à la centrale pour un magasin. Pour complexifier l’affaire, la centrale du distributeur peut aussi décider de procéder à des importations (en Pologne ou autre) pour contourner la filiale française avec laquelle elle est en bisbille. Enfin, n’oublions pas les enjeux de communication. Aujourd’hui, une enseigne qui déréférence un industriel pour des refus de baisses de prix se place forcément du côté de ses clients (joli coup de pub pour Carrefour...)… et, au passage, se fait bien voir par Bercy.
Le reflet de l’éternel rapport de force...
On le voit, cette affaire qui fait grand bruit n’est, hélas, que le reflet de l’éternel rapport de force et du bras de fer permanent entre l’industrie et le commerce. D’autres déréférencements, comme tous les ans, sont à prévoir. Avec des litiges qui se règlent en général en quelques semaines ou mois, directement ou par l’intermédiaire du médiateur des relations commerciales agricoles et dans de très rares cas devant le Tribunal de commerce. Mais quel dommage d'en arriver là.